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Chercheuse postdoctorale à l’École Pratique des Hautes Études, Kéren Desmery publie un ouvrage, tiré de sa thèse, sur l’enseignement de l’Éducation Morale et Civique (EMC) (Pour une éducation à la liberté responsable : les perspectives d’un enseignement moral et civique, éditions Libermirabilis). Dans cet entretien, la jeune chercheuse revient sur l’histoire de l’EMC, avec sa dimension d’appréhension de la laïcité, son évolution et sur ses différents enjeux.

Comment a évolué l’Education morale et civique (EMC) depuis sa création ?

Certains pensent que cet enseignement a constitué une réponse gouvernementale aux attentats de janvier 2015. En réalité, l’affaire de l’EMC remonte au 1er septembre 2012, lorsque Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation Nationale a ouvertement affirmé cette volonté d’instaurer une « morale laïque », dans le cadre de la « refondation de l’École ». Cependant, à peine s’est-il exprimé sur ce sujet, que de vives critiques, émanant à la fois du côté politique mais aussi éducatif, l’ont amené, quasiment dès le début, à se résigner quant au futur intitulé de cet enseignement. S’agissant d’une politique publique, l’objectif était de trouver un consensus, y compris au sein de son propre parti, pour travailler sur cette future « non-morale laïque ». En octobre 2012, le Ministre a donc missionné trois experts afin de recueillir des pistes de réflexion quant aux modalités et aux contenus de cette future « discipline ». Cette recommandation mérite, d’ailleurs, toute notre attention car lorsque les experts remettront leur rapport au Ministre de l’Éducation Nationale six mois plus tard, le 22 avril 2013, ils préconiseront non pas « l’enseignement d’une morale laïque », mais un « enseignement laïque de la morale ».

Or, ce passage du substantif à l’adjectif est fort de signification. Premièrement, on renonce à faire de cette « morale laïque » une discipline à part entière. On recommande clairement un enseignement « laïque » de cette morale avec toutes les questions d’ordre pédagogique et pratique qui s’y rattachent, transversalité, évaluation etc. Deuxièmement, l’enseignement de la morale, ne pouvant être que « laïque » au sein du système éducatif français, cette écriture laisse entrevoir, d’ores et déjà, la disparition du terme « laïque » de l’intitulé de ce futur enseignement. Cependant, lorsque les experts remettent le dossier au Ministre, au printemps 2013, on a déjà décidé, trois mois auparavant en janvier, de convenir d’un « enseignement moral et civique » dans le projet de loi de refondation de l’école. Trois mois après la remise du rapport, le 8 juillet 2013, ce projet de loi est définitivement adopté et on valide cet « enseignement moral et civique » (EMC). Le processus de rédaction s’étalera encore sur plusieurs mois et les programmes d’EMC paraîtront le 21 juin 2015

En fait, si l’on devait associer un chiffre clef à cet enseignement, ce serait le 3 : trois ans de rédaction, de 2012 à 2015, trois changements d’intitulés, trois Ministres différents qui se sont succédé et qui pour autant ont adopté le même point de vue quant à cet EMC, Vincent Peillon, Benoit Hamon et Najat Vallaud-Belkacem) et pour finir, trois attentats en janvier 2015, Charlie Hebdo, L’Hyper-Casher et Montrouge.

Sans compter la démission, du jour au lendemain, du Directeur du Conseil Supérieur des Programmes (CSP) Alain Boissinot, en juin 2014. Or cet organe détient une place importante pour ne pas dire primordiale quant à l’élaboration d’un programme scolaire. Il s’agit de cerner les enjeux liés à la naissance mais aussi au processus de rédaction de cet EMC. En temps normal, un programme, dès lors qu’il est validé, doit répondre à certains critères spécifiques, et franchir une dizaine d’étapes afin d’être publié. Clairement, en regard des éléments aussi bien conjoncturels que structurels associés à l’émergence de l’EMC originel, il convient de souligner tout le travail accompli…Sa publication relève presque du miracle !

Pourquoi un tel enseignement ?

L’objectif de cet enseignement était double : d’une part, assurer une véritable continuité et une progressivité apparente, et d’autre part, « réaffirmer des valeurs autour des notions d’humanité, de liberté, d’égalité, de fraternité et de raison, afin d’éduquer et de permettre la liberté », comme l’a spécifié Vincent Peillon. Autrement dit, mettre en exergue la dimension non pas tant civique mais « morale » de ce futur enseignement.

Et concrètement en 2015, on y est quasiment parvenu : l’instruction civique et morale en primaire, l’éducation civique au collège et l’éducation civique juridique et sociale au lycée, ce que j’appelle « le cordon triple » dans mon livre, ont laissé place à un seul et unique enseignement moral et civique pour le premier et le second degré, toutes filières confondues, y compris pour les voies terminales.

Sur le plan architectural, plusieurs remarques : Tout d’abord, les contenus ont été rédigés par cycle et non par classe afin d’assurer une meilleure visibilité. Par ailleurs, contrairement à son prédécesseur, au niveau des contenus, on pouvait distinguer trois colonnes : les compétences, les objets d’enseignements et les exemples de mise en situation. Et c’est en ce sens que l’EMC s’est singularisé par rapport au cordon triple, qui certes mentionnait un plus grand nombre de valeurs morales, mais ne donnait pas de pistes « moralement » pertinentes.

D’un point de vue « éthico-pratique » et moral, cet enseignement a marqué un tournant en préconisant des pédagogies attractives particulièrement innovantes en France, car assez méconnues. Quiconque ayant eu des cours d’éducation civique était déjà familiarisé avec les « débats ». Dans les nouveaux programmes, on a mis un point d’honneur à établir une progression en fonction de l’âge de l’enfant : avec les débats simples, argumentés puis contradictoires. Cependant, on est allé beaucoup plus loin sur le plan moral en intégrant cinq autres techniques : la discussion à visée philosophique, la méthode de clarification des valeurs, les dilemmes moraux, la technique des messages clairs et le conseil d’élèves. Chacune de ces pédagogies favorisaient le développement du jugement moral et la formation de l’esprit critique des élèves. Mieux encore, elles détenaient une place spécifique quant à la prévention des violences en milieux scolaires. Toute la communauté pédagogique était invitée à y participer en interne, Vie scolaire, enseignants, documentaliste etc., mais encore les partenaires extérieurs tels que la Réserve Citoyenne, les associations etc. D’où une transversalité évidente. Seul bémol : le volet relatif à l’évaluation restait assez flou et nécessitait quelques éclaircissements.

Les ajustements des programmes de 2018 ont apporté quels changements ?

Lorsque les ajustements de programmes sont parus en juillet 2018 pour le primaire et le collège, on a décidé d’enlever les « exemples de mise en pratique » des contenus d’EMC. Or, comme évoqué précédemment, c’était par leur biais, mais aussi les pédagogies qui y figuraient, que l’EMC se distinguait « moralement » parlant. Dans la même optique, on est passé d’une culture morale et civique, à une culture « civique » tout court, et les nouveaux programmes – puisqu’il s’agit d’une réécriture– ont préféré une dimension très stricte, rigide et cadrée, voir patriotique : ne serait-ce que « le drapeau », « la République », « l’Hymne national » et « l’Hymne Européen » ; ces termes sont employés entre deux et quatre fois plus… Parlons aussi de « l’engagement » tout court, bien plus accentué que l’engagement « moral ».

En quoi est-ce loin d’être anodin ?

Ce sont des détails qui prennent toute leur importance. En examinant de plus près les différents termes utilisés, on réalise que tout ce qui concerne la dimension « morale » de ces programmes se rattache uniquement au « respect ». Mais comme je le dis à chaque fois « le respect cela se gagne », et ce n’est pas en « martelant » des valeurs à coup de verbes « apprendre » ou « définir » que l’on pourra « former » le citoyen de demain. On est davantage dans le « formatage ». Pour exemple, on apprend aux élèves à chanter la Marseillaise avant d’en comprendre la signification.

Par ailleurs, comme évoqué au début de notre entretien, le CSP joue un rôle capital. Et depuis 2018, la nouvelle direction de ce Conseil a décidé officiellement, au nom de « la liberté pédagogique », qu’il ne lui appartenait pas de donner des pistes de mises en situation dans le cadre de cet EMC. Curieusement, la même année, les formations relatives à « l’EMC, la laïcité et les faits religieux » ont, elles aussi, été arrêtées.

En somme, les pédagogies « innovantes » ont été évincées des programmes d’EMC alors qu’elles venaient tout juste d’être instaurées… Aurait-il déjà fallu savoir en quoi elles consistaient et laisser l’ensemble de la communauté éducative s’en emparer, avant de les enlever des programmes. In fine, on est revenu aux « discussions réglées » avec des « échanges contradictoires » dans les programmes de juillet 2020. Comme quoi le « cordon triple » ne se rompt pas facilement. C’est pour cette raison que j’ai tenu, coûte que coûte, à publier ce livre car c’est la seule trace qu’il reste aujourd’hui de l’EMC originel et du champ des possibles, qu’il pouvait…et pourrait ouvrir.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

Kéren Desmery, Pour une éducation à la liberté responsable : les perspectives d’un enseignement moral et civique, éditions Liber mirabilis