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De tous les livres de cette rentrée c’est sans doute le plus touchant. Jean-Paul Delahaye, ancien conseiller spécial et Dgesco de Vincent Peillon, inspecteur général, rend hommage à sa mère et raconte sa vie d’enfant très pauvre. Mais c’est aussi un grand livre sur l’Ecole et son rapport à la pauvreté. JP Delahaye nous fait comprendre à quel point l’Ecole est dure et inadaptée aux pauvres. Malgré sa réussite personnelle, JP Delahaye n’a rien oublié des humiliations subies, du courage de sa mère et nous invite au devoir de solidarité. Il faut réformer l’Ecole. Il s’explique dans cet entretien.

Votre livre est atypique, il mêle le récit d’une jeunesse d’enfant de pauvre et des observations sur l’école aujourd’hui, pourquoi ce choix ?

Je n’avais jamais parlé de mon enfance de pauvre, de ma scolarité rendue possible par une mère qui a élevé seule cinq enfants et à qui je dois tout. L’idée d’écrire sur cet épisode de ma vie m’est venue quand j’ai travaillé en 2015 sur mon rapport sur la grande pauvreté à l’école. Les enfants de pauvres d’aujourd’hui connaissent toujours des difficultés dans leur scolarité et je me suis en grande partie reconnu en eux, à soixante ans de distance. Dans ce livre, je raconte mon enfance pour tenter de transmettre quelque chose d’universel qui pousse à réfléchir, à faire évoluer les représentations sur les pauvres et à faire comprendre comment fonctionne notre école.

Vous êtes à coup sur le seul conseiller ministériel et le seul Dgesco à avoir commencé une carrière dans l’Education nationale en faisant le ménage de l’école de son village. Par référence à cette carrière, votre livre prend pour titre « Exception consolante ». Vous utilisez une autre formule dans le livre en parlant de vous comme d’un « migrant social ». D’autres auraient parlé d’ascenseur social. Pourquoi avoir retenu cette expression « Exception consolante » ?

Ma mère a été ouvrière agricole dès sa sortie de l’école et à nouveau à la fin de sa vie. Pour ramener un peu plus d’argent à la maison, elle faisait aussi le ménage dans l’école du village. C’est là que j’allais en effet l’aider régulièrement à nettoyer les vitres des hautes fenêtres et les globes d’éclairage car elle avait le vertige. J’emprunte cette formule « exception consolante » à Ferdinand Buisson, le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry. Il n’était pas naïf sur le fonctionnement de l’Ecole à la fin du 19ème siècle, avec un lycée qui scolarisait dès le primaire les enfants des classes favorisées et un système de bourse qui y laissait entrer quelques enfants du peuple. L’expression « exception consolante » est une façon ironique de dire à l’époque que ceux qui ont eu accès aux études se consolent de l’injustice du système en laissant quelques pauvres les rejoindre. Ce faisant ils se donnent bonne conscience avec ces exceptions. Le philosophe Alain parlait lui de « pics superbes du peuple qui donnent un air de justice à l’inégalité ». Mais si j’ai été une de ces exceptions, je n’ai jamais accepté que les pauvres soient « consolés » parce qu’un des leurs était sorti de sa condition. J’ai toujours refusé d’être un alibi.

Vous dites que les inégalités naissent de l’organisation même du système scolaire. Que voulez-vous dire ?

C’est bien connu et malheureusement très documenté et depuis longtemps. Notre système scolaire a été conçu pour trier et sélectionner. Et il le fait très bien. Pisa montre qu’on a une très bonne Ecole. Mais seulement pour la moitié des élèves.

Chaque citoyen doit comprendre que ça ne nuira à personne de modifier le système par exemple pour que tous les enfants entrant au collège sentent qu’il est conçu pour tous et pas seulement pour ceux qui iront en lycée général. Historiquement, le système scolaire n’est pas organisé pour la réussite de tous. Il essaie de se réformer dans ce but. L’accès à l’enseignement secondaire a été très largement démocratisé mais les inégalités se sont déplacées. Il y a de grandes résistances qui viennent en grande partie de ceux dont les enfants réussissent à l’école et qui n’ont pas besoin et donc pas envie que l’école se transforme.

Je peux donner un exemple récent. N Vallaud Belkacem a introduit une seconde langue vivante au collège dès la 5ème pour tous et pas seulement pour 18% des élèves qui bénéficiaient d’une seconde langue dès la 6ème dans les classes bilangues. « Bilangue spour tous » dès la 5ème en quelque sorte. C’était un formidable progrès démocratique. On se souvient du tollé que cela a suscité. Des oppositions sont venues de la droite mais aussi de la gauche, bref de tous ceux qui ont organisé le système pour que leur enfant ne soit pas scolarisé avec les autres. Certains répètent à l’envi qu’il faut « vivre ensemble » mais refusent catégoriquement le « scolariser ensemble ».

Vous ne croyez pas au mérite pour expliquer la réussite scolaire ?

Bien sur, je crois au mérite et pour réussir il faut travailler. Et ma mère y a beaucoup veillé. Mais certains qualifient de mérite ce qui est du principalement à leur origine sociale et à leur environnement intellectuel. C’est comme si on disait à un enfant de pauvre qui est mal logé ou qui est mal nourri que s’il ne réussit pas à l’école c’est faute de mérite. On met souvent derrière le mot « mérite » ou l’expression « élitisme républicain » ce qui relève surtout d’un mérite ou d’un élitisme social.

Dans votre livre vous donnez de nombreux exemples, souvent poignants, de la non prise en compte de la pauvreté dans le système scolaire. Pouvez vous en reprendre un ?

Spontanément c’est la question des sorties scolaires que je choisis. Quand vous avez 14 ans et que malgré les sacrifices de votre mère vous restez au lycée avec les autres enfants pauvres parce que vous n’avez pas pu payer la sortie à l’étranger, vous subissez une humiliation qui ne s’oublie pas. Cette humiliation subie à hauteur d’adolescent ne peut pas s’oublier. Dans mon rapport sur la grande pauvreté à l’école j’ai recommandé que tous les élèves puissent bénéficier d’un voyage à l’étranger au cours de leur scolarité.

Un autre exemple : les vêtements. Quand on est pauvre ce n’est pas facile d’être habillé correctement. Personnellement j’ai eu la chance de bénéficier des habits portés par le fils de l’instituteur du village qui avait deux ans de plus que moi. Mes frères et ma soeur étaient habillés avec les vêtements de la Croix rouge. On ne mesure pas assez ce qu’il y a de dérangeant pour un enfant d’être habillé de bric et de broc quand on côtoie des jeunes qui n’ont pas la même condition sociale.

Le système ne compense t-il pas ces inégalités avec des bourses et les fonds sociaux ?

Il essaye de le faire. J’ai eu une grande satisfaction avec l’augmentation de 25% des bourses du collège en 2016 à la suite de mon rapport. Mais je regrette que l’effort n’ait pas été poursuivi. Car aujourd’hui la bourse pour un collégien est de 450€ maximum par an ce qui fait très peu par jour de classe. Quant aux fonds sociaux j’ai raconté comment entre 2002 et 2012 ils ont été divisés par deux en pleine crise économique et dans un silence médiatique assourdissant. On a fait de ces crédits d’aide aux pauvres une variable d’ajustement du budget. On a augmenté ces fonds à partir de 2013. Il sont été divisés par deux à nouveau en 2019, puis ont été augmentés en 2020. Cessons d’utiliser ces fonds pour faire les fins de mois du ministère.

Vous avez été interne. Que pensez vous des internats d’excellence ?

Je suis le produit de l’internat et de ses études surveillées. C’est un levier pour une scolarité réussie de tous les enfants. Mais l’internat ne doit pas être une vitrine pour quelques élèves « méritants » que l’on exfiltre de leur milieu d’origine. Le scandale c’est quand en 2008-2010 on a créé les internats d’excellence alors même que l’on supprimait des postes dans l’éducation prioritaire. On donnait certes de bonnes conditions de travail à quelques élèves « méritants » et on aggravait la difficulté pour la majorité.

JM Blanquer s’est construit une réputation sociale avec les dédoublements. Qu’en pensez vous ?

Les effectifs de notre école primaire sont historiquement trop élevés parce que notre pays n’a jamais vraiment donné la priorité au primaire. D’ailleurs on dépense moins que les autres pays pour notre premier degré et beaucoup plus pour le lycée. On marche sur la tête et depuis longtemps. Notre pays donne enfin une priorité au primaire depuis 2013 et c’est une très bonne chose. Après on peut discuter sur les modalités. A partir de 2012 on a préféré le dispositif « plus de maitres que de classes » qui permettait d’avoir un groupe allégé tout en donnant la possibilité aux enseignants de travailler collégialement. Ce dispositif était très apprécié. Je constate que ces moyens on été ensuite utilisés autrement. Attendons de voir les résultats de ces dédoublements. Les premières évaluations semblent montrer qu’ils ne sont pas toujours à la hauteur des attentes.

Dans le livre vous racontez la première réunion de cabinet avec V Peillon en 2012. Vous étiez le conseiller spécial du ministre. On sent la fracture entre vous et certains membres du cabinet. Vous sentiez vous à votre place ?

Une grande partie des conseillers étaient des amis et on avait préparé ensemble ce ministère sous l’égide de Vincent Peillon. Mais il y avait aussi des personnes que l’on connaissait moins dont j’ai vite vu qu’ils n’étaient pas du même monde que moi et qui faisaient savoir qu’ils sortaient de l’ENA ou d’autres Grandes Ecoles. Alors , c’est vrai, on se demande si on est bien à sa place en compagnie de ces personnes. Cela a aussi été un étonnement de voir que des gens pouvaient servir des politiques différentes alternativement et rester sans état d’âme apparent à des postes pour démolir ce qu’ils avaient construit auparavant.

Vous défendez dans le livre la réforme des rythmes scolaires qui a pourtant été le grand échec du ministre Peillon. Pourquoi cela a-t-il échoué ?

C’est l’échec de la France, ce n’est pas l’échec d’un ministre. C’est un grand mystère que cette affaire de la semaine de 4 jours. Comment un pays comme la France a t-il pu compacter sur aussi peu de jours la scolarité de ses enfants de l’école primaire ? Comme si le temps scolaire était un fardeau dont les adultes voulaient se débarrasser. Je me rappelle qu’en 2010-2011, il y avait un consensus éducatif et politique pour revenir à la semaine de 5 jours, y compris le DGESCO de l’époque qui pouvait dire au Sénat tout le mal qu’il pensait de la semaine de 4 jours. Si je parle dans mon livre du temps scolaire c’est parce que j’ai bénéficié dans ma scolarité de la semaine de 5 jours de classe qui permettait des activités diversifiées. Il faudrait pouvoir revenir à 5 matinées de classe avec des journées plus courtes et des activités offertes à tous les enfants c’est comme cela qu’on met la jeunesse à égalité de droits. Qui se soucie aujourd’hui de ce que font les enfants des pauvres le jour où ils ne sont pas en classe, eux qui ne vont pas au conservatoire ou au poney-club le mercredi ?

La plus grosse fake news entendue sur cette affaire c’est quand même l’idée que la semaine de 5 jours fatigue les enfants ! J’ajoute que personne n’a suivi la France sur cette voie. Tous les pays ont 5 ou même 6 jours de classe par semaine.

Votre livre n’est pas seulement un livre sur la pauvreté. C’est aussi un livre sur la fidélité. Peut-on rester fidèle à sa classe en devenant haut fonctionnaire ?

C’est une question difficile que se posent tous les transfuges sociaux. Par exemple, quand j’ai un abonnement à la Maison de la culture d’Amiens, comme élève de l’Ecole normale d’Amiens, j’ai bien vu qu’on m’offrait une ouverture culturelle que mon milieu d’origine n’aurait jamais pu me donner. On ne peut en effet s’empêcher de se demander si on n’est pas en train de trahir son milieu. Comment va t-on me regarder dans mon village et ma famille ? J’espère avoir réussi à faire en sorte que mon milieu d’origine n’ait jamais pensé que je l’avais trahi. Je n’ai jamais oublié les sacrifices de ma mère. Et si j’ai tenu à terminer ma carrière en 2015 avec un rapport sur la grande pauvreté et la réussite scolaire c’était pour montrer que je n’avais jamais abandonné le combat pour plus d’égalité à l’école. Avoir vécu soi-même la pauvreté donne une force particulière.

Propos recueillis par François Jarraud

Jean-Paul Delahaye, Exception consolante, un grain de pauvre dans la machine, Librairie du Labyrinthe, ISBN 978-2-918397-29-8, 17€.

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