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En quoi les luttes des femmes pour leur libération dans les années soixante-dix marquent-elles un tournant décisif dans l’histoire récente de la société française ? Quelles traces visuelles et sonores transmises par des pionnières témoignent-elles de ce combat d’alors, bien avant l’onde de choc ‘Me To’, les prises de parole et les actions des femmes contre les crimes et les violences sexuelles encore perpétrés jusqu’à aujourd’hui ? En tordant le cou aux représentations misogynes des féministes en ‘pétroleuses’ hystériques ou viragos agressives, Callisto Mc Nulty nous conte, avec « Delphine et Carole, insoumuses », l’histoire intrépide et méconnue de deux amies frondeuses, faisant vivre leur engagement, caméra vidéo à la main : la comédienne Delphine Seyrig et la vidéaste Carole Roussopoulos. Grâce à un montage judicieusement agencé des créations vidéos des protagonistes, de séquences d’émissions TV, d’extraits de films et d’ actualités de l’époque, la jeune réalisatrice –et petite fille de Carole Roussopoulos-, réussit un documentaire joyeux, pétillant d’humour et d’intelligence. Sous ses airs de vagabondage rebelle, au diapason de la prise de conscience collective et de l’accès à l’espace public des femmes en lutte, le film restitue la puissance subversive de celles qui osent sortir du silence, formuler en pleine lumière leurs aspirations et leurs désirs. Droit à disposer de son corps, égalité des sexes, refus de la domination masculine, besoin impérieux d’autonomie et de liberté. En rendant visible un passé enfoui, pourtant si proche, « Delphine et Carole, insoumuses » interpelle effrontément les filles et les garçons d’aujourd’hui.

Rencontre improbable, amitié féministe créative

Elles ne se connaissent pas. La jeune Carole Roussopoulos (1945-2009), récemment licenciée d’un magazine de luxe vouée à la photographie, sans diplôme, achète en 1969 (à 24 ans) le premier camescope vidéo portable (une pionnière en la matière, à l’instar de son confrère en cinéma Jean-Luc Godard). Bientôt elle organise des stages d’initiation vidéo pour femmes. Parmi les inscrites à un atelier en 1971, une comédienne dont la vidéaste (pas du tout ‘cinéphile’) ignore l’existence. Delphine Seyrig (1932-1990), -déjà actrice reconnue chère à Alain Resnais, Joseph Losey, Marguerite Duras, François Truffaut, Luis Bunuel, William Klein ou Jacques Demy-, désire ardemment, dans la foulée de Mai 68, s’engager dans une pratique aux côtés d’autres féministes, pour se rapprocher d’elle-même et du quotidien des femmes. Sans a priori, dans l’échange constructif et le partage jubilatoire, étayés par le collectif militant créé, l’amitié se soude. Et, avec leur petite caméra à portée de main, Delphine et Carole s’en donnent à cœur joie pour inventer des dispositifs mettant au jour idées reçues, stéréotypes et autres formes de domination masculine dans le langage comme dans les comportements, véhiculés par les médias notamment, à la télévision en particulier.

Ainsi de l’extrait d’ouverture mettant en présence, sur un plateau de télévision, Françoise Giroud, secrétaire d’Etat chargée de la condition féminine [1974-1976] sous la présidence Giscard et un prétendu grand chef cuisinier expliquant en quoi son art se différencie du geste quotidien de la préparation des repas par les femmes. Une affirmation de coq ridicule, à peine démentie par quelques banalités de la sous-ministre, malicieusement entrecoupée par des pancartes filmées par les deux vidéastes du genre ‘Cuisine masculine payante contre cuisine féminine gratuite’.

Mais la jeune documentariste ne s’en tient pas là. Elle utilise à bon escient des extraits de films illuminés par la personnalité irradiante de Delphine Seyrig et le long entretien de Carole Roussopoulos (filmée peu avant sa mort) retraçant avec fougue son passionnant parcours et la joie intense du travail commun de fabrication de productions bricolées et inventives. Elle les mèlent aux créations vidéos iconoclastes de la comédienne (en collaboration avec Carole Roussopoulos, parfois avec Nadja Ringart ou Ioana Wieder), à des archives d’actualités sur les premières grandes manifestations (des féministes, des prostituées réunies en collectif à Lyon, des ouvrières de l’usine Lip en lutte ou des homosexuels affichant leur refus de la phallocratie). Ce faisant, la réalisatrice retrace l’engagement sensible et intelligent, drôle et radical, de deux battantes au regard acéré.

Une fée de cinéma qui ne s’en laisse pas conter, une vidéaste qui n’a pas froid aux yeux

Dans « Peau d’âne » de Jacques Demy [1970], la fée Seyrig en tenue vaporeuse arrivée par les airs en crevant le plafond conseille à sa protégée incarnée par Catherine Deneuve, pour décourager l’empressement paternel à épouser sa propre fille, la fée donc incite à demander l’impossible : une robe couleur de lune.

Demander l’impossible, le formuler, le faire savoir, le rendre visible : voilà bien ce qui lie les deux complices en vidéo et leurs amies du collectif. Il ne s’agit pas de jouer les donneuses de leçons mais d’écouter et de relayer la parole et les aspirations de celles qui se réveillent à la vie, qu’elles fassent partie du Mouvement de libération des femmes ou pas. Des slogans rieurs (‘Une femme sans homme c’est comme un poisson sans bicyclette’) aux initiatives scandaleuses (le dépôt d’une gerbe au pied de l’Arc de triomphe en hommage à la femme du soldat inconnu) en passant par la publication à la Une de ‘France-Observateur’ du Manifeste des 343 salopes (les signataires, dont elles sont, déclarent publiquement ‘avoir avorté, un acte alors puni par la loi), sans compter les revendications des prostituées pour leur reconnaissance en tant que femmes et mères de famille…ni oublier les mobilisations, devant des commerçants médusés debout sur leur-pas-de porte (et une vieille dame hostile ‘ :Z’ont qu’à pas baiser !’) en faveur du droit à l’avortement et à la contraception.

Au-delà de ce recours à des images diffusées à l’époque par les actualités TV, nos deux vidéastes et leurs associées concoctent en vidéo, un support fragile et menacé de disparition (à l’initiative des deux et de Iona Wieder, la création du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir en 1982 dédié à la conservation, à la diffusion des films consacrées aux femmes y surseoira). Ces créations dont « Maso et Miso vont en bateau », « Scum Manifesto » ou, plus tard [1981], « Sois belle et tais-toi » ressuscitent l’insolence et la finesse des questionnements de Delphine Seyrig, en tant qu’actrice aussi. Pour sa troisième réalisation avec Carole, elle cadre en gros plan quelques grandes comédiennes, de Jane Fonda à Marie Dubois, de Juliet Berto à Maria Schneider, en les interrogeant sur leur relation à la nécessité de plaire, au regard des hommes, aux canons de la beauté, au diktat hollywoodien. Sans surplomb, elle capte leur trouble, lequel fait écho au sien, puisqu’elle reconnaît être en conflit avec elle-même face à la nécessité de séduire inhérente à son statut d’actrice.

Révélation subtile d’une autre Delphine Seyrig

Ainsi, tout en restituant avec talent, -dans le rythme enlevé et enthousiaste d’un temps lourd des chambardements à venir-, les luttes et l’engagement des femmes dans les années soixante-dix, Callisto Mc Nulty parvient-elle à faire émerger aussi un portrait original de Delphine Seyrig en féministe délicate et radicale, au plus près de sa ‘révolution intime’ et des révoltes des femmes opprimées accédant à ‘l’expression de soi’. Ce film inventif et plein d’humour concrétise avec intelligence l’entreprise de Carole Roussopoulos en train d’esquisser le portrait de son amie de cœur et de combat quand la mort en 1990 a interrompu ce louable projet.

Aussi est-il recommandé à tous les garçons et les filles en âge de s’aimer de savourer sans modération « Delphine et Carole, insoumuses » de Callisto Mc Nulty, documentaire poétique, habité par deux héroïnes subversives, capables de réduire à néant les carcans misogynes et de démasquer, en quelques images vidéo, les phallocrates de tous poils.

Samra Bonvoisin

« Delphine et Carole, insoumuses », film de Callisto Mc Nulty-sortie en salle le 6 octobre 21