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16 octobre 2020, Samuel Paty est effroyablement assassiné à quelques mètres de l’établissement où il exerçait. Déjà un an. Le virus a tant mobilisé les esprits, qu’il les a appauvris par un surplus d’informations contradictoires et enchevêtrées au point que la mort de notre collègue s’est estompée dans la masse d’autres victimes. L’actualité récente nous oriente encore vers d’autres tragédies évoquées lors du procès des attentats du 13 novembre 2015. Autant de morts, de disparus dans une désespérante addition. Tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité mais ils sont profondément inégaux devant la mort lorsque celle-ci fait l’objet d’un traitement public.

Samuel Paty est mort d’avoir rigoureusement pratiqué son métier, celui d’enseigner, d’emprunter le chemin de l’humanisme sur lequel l’homme ne demeure jamais humain qu’à condition de refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement. La question est celle de la reconnaissance éternelle de cet homme de 47 ans, professeur d’histoire et de géographie qui a agi tout au long de ces années d’exercice dans le cadre des lois d’orientation de l’école et des programmes fixés. Il a vu ses missions devenir toujours plus complexes mais il a persévéré, comme nombre d’entre nous, parce que notre conviction profonde est d’avoir une foi absolue dans les valeurs de la République, le seul culte du savoir et de la recherche pour lesquels notre collègue a donné sa vie.

Partout dans notre pays depuis ce drame affreux, des projets pédagogiques ont été lancés à sa mémoire. Un prix à son nom a même créé par l’association des professeurs d’histoire-géographie. Autant de reconnaissance, de prise de conscience mais surtout de promesses, celles de l’école que des milliers d’enseignants essayent d’honorer chaque jour. Quel autre choix que d’avoir la foi dans le partage des connaissances, des valeurs d’émancipation, de progrès, de liberté de penser et de mettre en doute.« Le devoir d’humanité avant tout , là où il faut », le rappelait la sœur de Samuel Paty au moment de ce tragique événement, « porter nos enseignants mais aussi nos enfants qui sont porteurs d’espoirs » Ainsi, ces derniers se construisent, grandissent, s’élèvent, entre pairs dans les richesses de leurs différences et de leurs singularités et sont accompagnés par leurs professeurs afin qu’ils aient pleinement leur place dans notre société, aujourd’hui comme demain parce qu’ils sont ensemble la force et la richesse de notre pays.

Accompagner

L’enseignement est en premier lieu un métier de l’humain bâti autour de relations interpersonnelles et d’interactions permanentes qu’il faut construire et consolider chaque jour. Accompagner les enfants, les adolescents dans tous leurs apprentissages et dans leur accession aux savoirs, dans et hors l’école, expliquer autant d’expliciter, transmettre autant qu’apprendre, faire émerger leurs processus de compréhension au monde…Que de parcours individuels, que de rapports personnels qui réclament disponibilité, bienveillance, patience et compétences pour répondre à autant de besoins. Samuel Paty a adopté cette posture professionnelle, comme bien d’autres enseignants en France, dans une dimension humaine qu’il serait enfin temps de reconnaître et de promouvoir. Accompagner, c’est être avec eux, côte à côte plutôt que face à face, écouter et dialoguer.

Dialoguer

La première force régulatrice dans une démocratie, c’est le langage, la délibération, la controverse régulée pour nommer et comprendre la vie. Dans la plus belle institution de notre République qu’est l’école, parler, c’est dire le monde, c’est enclencher l’action, faire advenir un éveil, et commencer à agir. Là encore, l’enjeu primordial se trouve dans le cœur et l’esprit de la jeunesse et dans le dialogue qu’elle doit avoir, dans chaque cours, avec ces passeurs éclairés que sont les enseignants. C’est le langage des adultes qui crée, amplifie la confusion et le désarroi s’il ne nomme pas correctement les choses, les faits, les circonstances, s’il ne propose l’espace et le temps des mots intimes, des silences réflexifs, des questions existentielles. Ainsi, le 15 octobre 2021, il nous faut trouver les termes adéquats pour ce qui constitue une rupture indélébile dans la profession qu’est le meurtre de Samuel Paty. Ainsi, si l’on avait nommé légitimement cet acte , autrement dit la peine de mort rétablie, on aurait souligné l’incapacité de la France à porter et défendre son école. Alors là où le pays pourrait se déchirer, il nous faut, enseignants, parents, adultes, ravauder et tisser.

Tisser

Enseigner est un métier d’artisan qui tisse entre les esprits, les cœurs, les bouches, les visages, les corps un ensemble de fils tout à la fois solides et fragiles, frêles et résistants, éphémères et durables. Ces mêmes fils glissent dans l’espace de la salle où vit une classe et son enseignant que l’on voudrait voir s’incarner en une microsociété bienveillante, tolérante et en un lieu accueillant et rassurant. Enseigner, c’est bien prendre soin de ces trames invisibles en chacun des élèves, entre eux, entre eux et leurs professeurs, entre eux, leurs familles et l’école, entre eux et la société. Enseigner, c’est prendre soin de notre jeunesse, c’est prendre le risque de son émancipation et donc de l’amener vers son autonomie dans un continuum qui porte sur l’attention aux idées, à la connaissance, aux êtres et au monde.

Dans ce monde des écrans, des réseaux sociaux, de la saturation mondiale des informations, faut-il y voir une aliénation inquiétante ou une richesse prodigieuse ? La tragédie qui a touché Samuel Paty et les siens a fait la démonstration que ces collectivités anonymes propagent malheureusement des doctrines de propagande et de mort. Quelle réponse apporter alors à la jeunesse en quête de sens ? La corruption du langage et des images n’a jamais été aussi grande et périlleuse dans le règne du mensonge et de la mystification. Le langage courant s’appauvrit d’une absence de distinction entre les mots, d’une uniformisation de toutes les significations secondaires et de l’invention de mots valises qui vont recouvrir tout un ensemble de concepts anciens afin de les étouffer.

Pour maintenir donc la vigilance et la confiance de nos élèves et enfants, il nous faut les accompagner, les nourrir et les outiller intellectuellement, nouer des liens avec eux , tout autant comme parents que professeurs, afin de les aider à grandir dans l’élaboration progressive de leur pensée libre et critique face à cette toile gigantesque qu’est Internet . . Cette noble intention n’est plus sans risque dans notre pays et les enseignants s’exposent, dans le seul cadre de leurs missions, à des risques croissants pour leur propre intégrité.

S’exposer

Exécuter et décapiter froidement Samuel Paty, c’est porter atteinte à tout le corps enseignant dans toutes les acceptions physiques et sensorielles de l’expression. Quelle que soit la si grande diversité de leurs conditions d’exercices pour un même métier, des femmes et des hommes qui développent le savoir, la connaissance, le questionnement, s’exposent se faisant par leurs voix, leurs gestes, leurs pensées, leurs corps au quotidien. Enseigner, c’est s’exposer plus encore aujourd’hui et souvent en premières lignes des valeurs fondatrices et essentielles de notre République parce que seule l’école semble encore être ce creuset du vivre ensemble.

Face à l’ombre de l’obscurantisme, Samuel Paty est un « héros tranquille » selon l’expression choisie par Robert Badinter. Serions-nous de nouveau, dans un lexique guerrier que nous réfutons, des hussards noirs de 2020 et 2021 ? Faut-il encore combattre pour la liberté d’expression au sein même de ce sanctuaire que devrait être chaque école ? Enseigner devient-il alors un acte de résistance et de courage ?

Certains contenus de nos programmes scolaires et de nos questions socialement sensibles fournissent autant de matières et de sujets dans lesquels la controverse, la dénégation, la violence peuvent trouver leur place en germination et en action. Exercer ses missions d’enseignant, de transmission des savoirs au nom de principes, de valeurs, de convictions qui fondent une éthique de l’action et en même temps les fondements de notre République ne peut s’envisager en y incluant en permanence la notion de courage. Aller chaque jour retrouver ses classes, ses élèves ne peut être affaire de danger, d’autocensure et de peur. « Le courage est sans victoire : il faut nommer la peur, la sommer de se découvrir et dire son vrai nom » précise Cynthia Fleury ajoutant qu’il n’existe qu’une éthique durable du courage sans une volonté collective.

Faire corps

« Une société ne tient debout que par la force conjointe de ses membres, par leur foi partagée dans le fait qu’elle doit perdurer « écrit Katrina Kalda dans son roman « La mélancolie du monde sauvage ». Dans et hors des écoles, cela implique une vigilance et une croyance constantes, inébranlables dans le génie de la nature humaine et dans l’exemplarité de sa jeunesse. Oublier cela, c’est mépriser, c’est participer de cet abaissement universel de l’intelligence. Alors, il faut se regrouper, ne pas s’enfoncer dans nos solitudes respectives et pourtant matricielles, ne pas ajourner nos actes invisibles quotidiens courageux qui s’appuient sur une éthique intime, tisser pour consolider son rapport à soi et son apport aux autres.

Professeur , père de trois enfants, adolescents et jeunes adultes, que leur ai-je dit durant les vacances de Toussaint 2020 devant un tel acte ignoble, tant j’étais plongé dans ma propre sidération et mon horreur, pour qu’ils n’aient pas peur pour moi, pour eux, pour les autres ? Je veux croire que cette interrogation a traversé toutes les familles de notre pays. Je les ai invités à lire certains textes et à ce que nous en discutions ensemble.

Le lundi 2 novembre 2020, dès 8 h, j’ai jugé en responsabilité individuelle que deux heures à peine allouées par le ministère ne suffiraient pas à construire un pacte pédagogique commun tant les émotions l’emportaient encore. Pensant être fidèle à Samuel Paty et à nos valeurs partagées, je suis allé à la rencontre de mes élèves, comme nous le faisons tous les autres jours de l’année scolaire, pour accompagner, dialoguer, tisser, écouter, apprendre, comprendre, enseigner et élever. Parce que le 15 et le 16 octobre prochains, enseignants comme parents, nous devons réaffirmer l’existence d’une communauté éducative cohérente.

Samuel Paty n’a pas fait sa rentrée avec nous en septembre parce qu’il est mort. Nous allons continuer à emprunter son chemin de la liberté à travers toutes les sciences et les disciplines enseignées, sans les hiérarchiser selon celles plus ou plus moins exposées selon leurs programmes, leurs contenus, leurs pédagogies parce que le pacte et le contrat sont communs à toutes, celle de la plus haute fonction dans la République qui est de former la jeunesse qui est et sera le France d’aujourd’hui et plus encore de demain. Qu’importe d’où on vienne, l’important est où l’on va ensemble.

Laurent Villemonteix,

professeur de lettres

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