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Comment suggérer à l’écran la dure condition féminine dans un quartier populaire de Port-au-Prince en regardant en face la réalité d’un pays toujours rongé par la misère, l’instabilité politique et la violence de bandes criminelles ? Une décennie après le tremblement de terre aux conséquences dévastatrices encore visibles et l’assassinat le 7 juillet dernier du Président Jovenel Moïse par un mystérieux commando armé, Gessica Généus, jeune cinéaste (également comédienne, chanteuse, réalisatrice de documentaires remarqués et productrice en Haïti) nous offre ‘Freda’, portrait énergique et sensible de femmes, porteuses des contradictions et des aspirations d’une société déchirée, hantée par la persistance du patriarcat. Pourtant, la caméra de Gessica Généus capte, au plus près des visages et des corps de ses héroïnes, incarnées avec justesse par des comédiennes vibrantes, les peines et les joies d’un combat sans répit pour la vie et l’avenir en Haïti, une lutte jour après jour pour déjouer l’oppression.

Le quotidien précaire d’une mère et de ses filles à Port-au-Prince

Freda l’intrépide (Néhémie Bastien, actrice au tempérament de feu), sa mère Jeannette un brin autoritaire (Fabiola Rémy, au jeu hypersensible), sa sœur Esther la séductrice (Djanaïna François, interprète subtile) et son frère vivent modestement dans un quartier populaire de la capitale grâce au commerce d’une petite échoppe de rue. Une existence familiale, tenue par l’humour et la tendresse, précarisée par une situation sociale et économique sans perspectives. Une vie continuellement perturbée par le monde extérieur. La boutique donne sur une rue si étroite qu’elle nous est donnée à voir cadrée à partir du trottoir d’en face, ouverte à tous vents : les voisins, les passants voient tout ce qui s’y déroule. Ainsi va le quotidien des trois femmes, et les deux filles n’ont pas vraiment d’endroit à elles ni de lieu pour rencontrer un amoureux.

D’emblée, nous saisissons les partis-pris de la jeune réalisatrice : privilégier le point de vue (quasi exclusif) des trois femmes et centrer son regard sur la personnalité la plus émancipée, Freda, sans négliger, pour autant, d’esquisser des portraits nuancés d’Esther et de jeannette. Trois femmes battantes au cœur de la tourmente, dans un pays, à reconstruire dix ans après le tremblement de terre, cumulant misère sociale, crise politique, corruption et criminalité endémique.

Condition féminine, prégnance du patriarcat et rêves de libération

Gessica Généus, elle-même engagée pour la reconstruction de son pays, refuse cependant le cinéma militant. Ses personnages, féminins en particulier, à travers l’interprétation pleine d’authenticité des actrices choisies, sont habités par les contradictions d’une société troublée, en perte de repères. Ainsi Jeannette la mère aimerait bien voir ses deux filles se marier, trouver une ‘bonne situation’ c’est-à-dire un bon parti et un travail stable et immédiatement rentable. L’autorité qu’elle déploie pour parvenir à ses fins n’est pas forcément couronnée de succès tant la drôlerie et l’affection manifestées à l’égard de sa progéniture bat en en brèche les schémas traditionnels.

Les aspirations des deux sœurs s’opposent sur fond de patriarcat dominant. Freda étudiante en anthropologie, attentive au destin d’Haïti, en quête d’une relation épanouissante avec un amant obsédé par l’éventualité d’un exil commun pour Saint-Domingue. De l’autre, Esther consciente de son charme, travaille dans un club à la mode, délaisse son amoureux, un jeune homme maladroit et visiblement très attaché, pour un sénateur paré des attributs du pouvoir (costume et voiture de luxe). Un homme à la carrure imposante que nous ne voyons qu’une fois, de dos. Bientôt les noces se préparent et la future mariée montre sa ravissante (et moulante) robe blanche à sa famille, devant une mère toute à son éblouissement…

Cœurs palpitants au milieu du chaos

Les séquences de confidences sororales ou d’échanges familiaux, entre éclats de rire, accès de colère et élans de tendresse, souvent filmés dans la proximité charnelle avec les protagonistes, alternent avec des plans d’ensemble. Des plans saisis à l’extérieur, dans la rapidité et la violence de leur irruption au milieu du quotidien des habitants de la petite échoppe. Des groupes de manifestants, envahissant la rue en un éclair, brandissant banderoles et pancartes, pour réclamer du travail, dénoncer la corruption et le crime…Des foules hurlant à l’injustice, vite réprimées. Des révoltes sans lendemain comme des signes des colères éruptives envahissant l’espace public et disparaissant brusquement pour laisser la vie ordinaire reprendre son cours.

Parfois, nous entendons (sans voir) les coups de feu tirés à l’extérieur. La plupart des habitants se terrent chez eux. Puis, nous apercevons quelques plans des bandes criminelles qui règlent des comptes et font régner la terreur dans la capitale. Mais la jeune cinéaste attire régulièrement notre regard vers le centre du tableau et les états émotionnels changeants de ses trois héroïnes. Une fiction qui touche juste parce qu’elle demeure imprégnée de la réalité vécue et transcendée par la mise en scène maîtrisée. Ainsi de l’aventure des visages féminins que le film explore avec finesse.

Freda vit douloureusement l’écartèlement entre son amour sincère pour un homme candidat à l’exil (victime d’une balle perdue lors de tirs de rue l’ayant atteint à travers la cloison) et son investissement dans l’espoir d’une inscription culturelle durable au sein de son pays natal. Frémissement amoureux et quête de liberté, entre vibration inquiète, lucidité et joie de vivre, passent sur le visage de Freda, en quelques gros plans délicats.

Esther, pour sa part, sous sa grâce plus sophistiquée, nous livre une défiguration remplie de tristesse au moment où de retour à la maison elle rejette, dans les premiers temps de la conjugalité, les diktats imposés par son mari : elle cache alors sa tête dans ses mains tandis que sa mère commente ironiquement la décoloration en blonde de la chevelure brune de sa fille. Quant à Jeannette, la jeune cinéaste nous donne à déchiffrer le dernier et long plan fixe de son visage au regard vacillant, puis peu à peu envahi de larmes. « Freda » ne lève pas le voile sur le mystère de ce surgissement. A nous d’en saisir la polysémie.

A nous spectateurs de regarder avec amour cet hymne sans concession à la vitalité des femmes en Haïti, premier long métrage de fiction, tourné sous la protection des habitants des quartiers de Port-au-Prince en plein désordre, joué en créole, bousculant les codes et les conventions, et réalisé par Gessica Généus, artiste haïtienne aux talents multiples.

Samra Bonvoisin

« Freda », film de Gessica Généus-sortie le 13 octobre 2021