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En apparence les femmes ont conquis tous les postes de l’Education nationale où elles sont nettement majoritaires. Derrière cette réalité statistique, qui s’accentue, Gilles Combaz (Université Lyon 2) montre à travers trois exemples (les personnels de direction, les directeurs d’école et les IEN) que le plafond de verre est toujours là. Les hommes ont des carrières bien meilleures que les femmes et se partagent, par exemple, les établissements prestigieux. G Combaz évoque avec nous cette « féminisation différenciée ».

L’Education nationale est le ministère qui compte la plus forte proportion de femmes. Sont-elles majoritaires à tous les niveaux ?

Globalement oui. Mais pas à tous les niveaux. Plus on monte dans la hiérarchie, plus le pourcentage de femmes diminue. C’est particulièrement net pour les hauts fonctionnaires. L’objectif de l’ouvrage est de le montrer en observant le niveau atteint par les femmes chez les personnels de direction ou les inspecteurs du primaire. Il y a un plafond de verre qui empêche les femmes d’accéder à certains postes à responsabilités. À première vue, quand on observe la part des femmes pour ces catégories ou pour la direction d’école dans le premier degré la parité est atteinte. Mais l’ouvrage montre que les inégalités se construisent dans le déroulement des carrières.

Vous parlez dans le livre de « féminisation différenciée ». Des exemples ?

On parle de féminisation différenciée dans la mesure où les femmes n’accèdent pas de la même manière et à la même vitesse aux postes à responsabilités, les postes valorisés qui permettent une évolution de carrière plus importante. Je montre qu’il y a un paradoxe. Il y a une féminisation quantitative mais c’est une féminisation différenciée dans la mesure où les hommes progressent plus rapidement et ont accès aux postes les plus valorisés socialement et financièrement.

Cependant tout n’est pas figé. Les chose bougent. Notamment chez les personnels de direction avec la nouvelle génération, il y a une nette évolution. Les femmes se présentent davantage au concours. Elles se présentent plus jeunes mais elles réussissent moins bien qu’avant. Le phénomène d’autocensure que j’ai mis en évidence pour les années 1990 a tendance à s’estomper.

L’une des questions posées est de savoir si la féminisation d’une profession (entendue au sens quantitatif du terme) contribue à sa dévalorisation. C’est ce que mentionne une partie des chefs d’établissement hommes que j’ai interrogés. Par ailleurs, ces derniers signalent que la profession n’est pas suffisamment rémunérée. Ceci aurait tendance à éloigner une partie des hommes susceptibles d’être intéressés par la direction d’établissement.

Comment les femmes expliquent-elles cette féminisation différenciée ?

Dans ce livre, je travaille aussi sur la perception subjective des inégalités d’accès. Lorsque les femmes sont interrogées sur les inégalités de sexe en général, elles évoquent les obstacles qui freinent les carrières des femmes comme, par exemple, la façon dont sont partagées les tâches domestiques. Quand on les interroge sur leur parcours personnel, ces aspects sont passés sous silence. Il y a une sorte d’intériorisation des mécanismes de domination. On a montré, avec Marlaine Cacouault, que jusque dans les années 1990 les femmes avaient tendance à s’autocensurer quand il s’agissait de passer le concours de personnel de direction alors qu’elles réussissaient mieux que les hommes. Nos travaux montrent qu’elles attendaient le moment jugé opportun pour s’engager dans une carrière prenante. Actuellement, on voit un changement d’attitude. Cela renvoie au changement du rapport au travail des jeunes générations. Les femmes acceptent de s’investir davantage dans le travail si le conjoint partage davantage les tâches domestiques. On voit des formes d’alternance dans le déroulement des carrières.

Les hommes personnels de direction disent quoi à propos de ces inégalités ?

Les plus âgés ont des positions conservatrices. Ils « ne voient pas le problème ». Les plus jeunes sont plus nuancés. Là aussi, on voit un effet de génération.

Mais voit-on encore des carrières différentes ?

Si on regarde les personnels de direction, on voit que les postes les mieux rémunérés sont encore réservés aux hommes. Dans le livre, je le décris précisément, grâce à des entretiens biographiques qui permettent de reconstruire les déroulements de carrière. L’analyse fine des parcours professionnels montre comment les inégalités se construisent graduellement. À signaler l’importance, dans la carrière, des encouragements prodigués par les supérieurs hiérarchiques. Voilà un point que l’institution pourrait travailler.

Il y a cet effet plafond de verre. Mais vous parlez aussi de « l’escalator de verre ». De quoi s’agit-il ?

C’est le fait que les hommes dans les professions féminines ont des déroulements de carrière plus favorables que les femmes. On le voit par exemple chez les directeurs d’école où on a plus de 80% des femmes. Très rapidement, les hommes dirigent des écoles avec un grand nombre de classes. Ce qui permet de meilleures indemnités et une décharge de service plus importante. Par ailleurs, quand un homme devient directeur d’une école maternelle, on sait que très vite, il va prendre d’autres responsabilités.

Le futur statut des directeurs d’école qui va leur confier plus d’autorité avec une carrière accélérée va t-il jouer contre les femmes ?

Il faudra voir s’il y a une modification de la rémunération. Si elle n’est pas réévaluée, les hommes auront tendance à fuir ces responsabilités.

Vaudrait-il mieux des concours séparés pour avoir davantage de parité ?

C’est délicat. Ces concours séparés entre hommes et femmes ont existé par exemple chez les professeurs d’EPS où ils assuraient une répartition plus équilibrée des postes. Pour les corps intermédiaires, je ne suis pas certain qu’on ait un effet positif. Mais il est vrai que dès qu’il y a concurrence entre les sexes pour l’accès à certains postes valorisés, le pourcentage de femmes diminue (voir ce qui s’est passé lors de la disparition des postes de proviseures des lycées de jeunes filles).

Propos recueillis par F Jarraud

Gilles Combaz, Les Paradoxes de la féminisation. Analyse comparative de trois postes à responsabilités dans le système éducatif. PUL ISBN 9782729712624. 16€