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Choisir comme héros de cinéma des êtres vulnérables (et des acteurs non-professionnels), bataillant avec un quotidien difficile, habitants de la petite ville calabraise de Gioia Tauro, lieu d’installation depuis 2010 du jeune cinéaste américain d’origine italienne. Pareille exigence imprègne dès ses débuts la démarche cinématographique, fusion de réalisme documenté et d’âpreté poétique, caractéristique du style Jonas Carpignano. Après « Mediterranea » [2015] dans les pas d’un jeune migrant africain face aux émeutes racistes, « A Ciambra » [2017] sur les traces de Pio, petit délinquant du quartier gitan, le réalisateur porte son regard sur le parcours de Chiara, adolescente de 16 ans, enquêtant sur le départ brutal de son père et découvrant l’appartenance paternelle à la mafia locale. A rebours des clichés sur le ‘milieu’ et des ressorts habituels (la prise de conscience d’une jeune fille protégée jusque là par le foyer d’une famille aisée), Jonas Carpignano poursuit ses chroniques intimes et politiques d’une commune portuaire d’Italie, ‘laboratoire, à ses yeux, de la mondialisation’. A travers ‘A Chiara’, dernier volet du triptyque, il compose le portrait, gracieux et déchirant, d’une intrépide gamine déterminée à connaître la vérité, même sombre et dérangeante, et à dissiper les brouillards encombrant son esprit et entravant sa liberté.

Au cœur de la joie festive, non-dits troublants, silence pesant

Une longue chevelure brune envahit le cadre. Une jeune sportive au regard noir relève la tête, découvre son beau visage. Chiara (Swamy Rotolo, impressionnante de justesse pour son premier rôle au cinéma) termine sa séance régulière à la salle de gymnastique. Tenue décontractée, pas vif, allure fière, elle profite de la vie agréable d’une adolescente de son âge, 16 ans : confidences entre copines en bord de mer, écoute de morceaux à la mode et plaisirs partagés dans une grande famille jouissant d’un logement confortable. La caméra embarquée (littéralement attachée à son héroïne et au regard aiguisé de cette dernière) nous plonge alors dans les préparatifs puis le tourbillon d’une grande fête avec repas somptueux organisée pour les 18 ans de sa sœur aînée.

La mère Carmela (Carmela Fumo) et ses filles se mêlent aux membres de la famille élargie, cousins et autres hommes visiblement unis par le machisme dominant mais les rires et les éclats de plaisir l’emportent jusqu’à ce que le père Claudio (Claudio Rotolo), sommé avec insistance par l’assistance bruyante de faire le discours rituel explique ne pas en être capable et rechigne à se lever pour saluer l’événement. D’autres signes infimes (regards masculins échangés, gêne persistante d’un père présent comme en retrait..) et le décalage parfois manifeste entre l’exaltation de certains (des jeunes filles dans leurs tenues chatoyantes), les bruits et la musique contrastent de façon inquiétante avec le mutisme des autres et la tension sourde ainsi diffusée. C’est alors que dans la noirceur nocturne de la rue, la voiture de Claudio explose et des flammes embrasent l’atmosphère et éclairent l’espace alentour. Rien ne sera plus comme avant. Chiara découvre que le père a quitté la maison en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La mère gênée s’enferme dans un silence prudent qui se veut rassurant. ‘Il vaut mieux pour une jeune fille qu’elle n’en sache pas trop’. C’est la règle du clan familial mais Chiara n’est pas prête à se contenter d’une vague incitation sexiste à la résignation. Seule avec son chagrin et armée de sa volonté de savoir, elle part à la recherche du père disparu, et aimé.

Entre cauchemars, fantôme et crime, un réalisme à fleur de peau

Un flash TV très vite capté par l’adolescente et les faits lui sautent à la figure : Claudio, -qui ui fait partie d’une branche de la mafia dédiée au trafic de drogue, était condamné à accomplir sa peine à domicile-,vient de prendre la fuite. Elle décide de mener l’enquête et de le retrouver, dans le mouvement, immédiat, instinctif, dépourvu de peur, de cette révélation.

Une intrépidité, peuplée de cauchemars et de recherches personnelles (accès à un bunker, souterrains, planque, comme des figures imposées par le genre du film noir mais sur lesquelles heureusement le cinéaste ne s’attarde pas). Comme elle comprend le fonctionnement clanique et le poids décisif de la transmission des codes par les hommes au sein de la famille mafieuse, elle parvient à arracher à un cousin aide et assistance pour lui permettre de dissiper ombres et brouillards, jusqu’au face-à-face dans un no man’s land brumeux avec son père, surgissant tel un fantôme des entrailles de la terre où il se cache.

Une vision d’une inquiétante étrangeté, comme un accroc fantastique dans le tissu réaliste. Comme une figuration fugace du choc émotionnel subi et dépassé par notre héroïne farouchement attelée à regarder le père et le criminel dans les yeux. Pour en arriver là, Chiara passe par le quartier rom, quelques-uns de ses habitants et leur désolation, déjà explorée par le cinéaste dans son précédent film, et elle voyage aux limites dangereuses d’un monde et d’une géographie urbaine, dans des territoires périphériques, régis par d’autres règles que celles officiellement en vigueur au centre familier de sa ville. Des zones en fait totalement inter-dépendantes de l’économie souterraine orchestrée par la Mafia calabraise. Ainsi Chiara mesure-t-elle l’ambivalence de sa situation intrinsèquement liée au sort de cette famille mafieuse à laquelle elle appartient, qu’elle le veuille ou non.

Nous ne trahirons pas le secret quant au choix affectif et moral auquel Chiara est confrontée : préserver les liens du sang ou être accueillie jusqu’à sa majorité par une famille volontaire pour s’extraire de son milieu mafieux d’origine selon un protocole proposé par l’Etat italien.

Au-delà de la mise au jour des mécanismes endogamiques et prédateurs d’une Mafia, la calabraise, fondée sur la famille (et de ce fait la plus dangereuse au monde puisqu’on ne peut en sortir et que les repentis alors n’existent pas, selon le réalisateur et scénariste), « A Chiara » nous entraine dans le sillage, douloureux et lumineux, d’une adolescente insondable, au cœur de sa quête épuisante, transcendée par une mise en scène à fleur de peau, à la beauté convulsive.

Samra Bonvoisin

« A Chiara », film de Jonas Carpignano-sortie le 13 avril 2022

Sélection ‘Quinzaine des réalisateurs’, Festival de Cannes 2021