Print Friendly, PDF & Email

Sous le soleil aveuglant d’une île à la beauté sauvage, une athlétique jeune fille moulée dans un maillot de bain le harpon à la main aux côtés de son père maître en la matière plonge chaque matin dans les fonds marins pour pêcher la murène. Ne nous fions pas aux apparences. Derrière le tableau idyllique d’une adolescente fan d’exploration sous-marine s’adonnant à sa passion dans un lieu paradisiaque au bord de l’Adriatique, Antoneta Alamat Kusijanovic, cinéaste croate, lauréate de la Caméra d’Or, Cannes 2021, nous offre dès son premier long métrage un récit ‘naturaliste’ ancré dans la société de son pays d’origine, au machisme dominant, à la violence sourde. Et la mise en tension d’une famille ‘clanique’ sous l’effet de l’irruption d’un supposé étranger au groupe. « Murina » nous emporte surtout dans les profondeurs marines, espaces de prédilection de Juliija, héroïne imprévisible, confrontée aux flux et aux reflux de désirs inconnus et d’aspirations complexes. Face à l’explosion des contradictions d’une ‘tribu’, corsetée par des traditions sexistes et tentée par le règne du profit, Julija prend sous nos yeux la stature d’une princesse altière brisant les barreaux de sa sombre caverne pour tracer sa propre voie, seule, en plein jour. Et « Murina », aventure physique et émotionnelle, conte philosophique au pays des murènes, nous séduit par le miroitement infini de ses pistes foisonnantes.

Paysage aride, matière brute, affects en ébullition

Musique envoutante (composition de Evgueni et Sacha Galperine) mêlée aux sons ouatés issus des profondeurs, brouillard bleuté fendu par deux corps ondulants munis de lampes éclairantes et de harpons : Julija (Gracija Filipovic, talent exceptionnel de justesse) et son père Ante (Leon Lucev) se livrent à leur activité quotidienne, la chasse à la murène. Avec un plaisir sans cesse renouvelé pour l’une, avec un savoir-faire routinier pour l’autre. A la surface, sur l’île rocheuse, écrasée de soleil, sans l’ombre d’une végétation rafraîchissante, le père tyrannique, ex-capitaine devenu petit patron aigri houspille à son aise une fille vagabondant sur ce bout d’écorce terrestre lorsqu’elle ne se délecte pas à nouveau d’un plongeon dans les eaux scintillantes à ses pieds. Sa mère Nela (Danica Curcic), peu accessible à ce goût affiché par une adolescente de 17 ans, femme soumise à la loi du mari et du père, même si des frémissements douloureux parcourent parfois son visage fermé au regard mélancolique. Même si elle s’efforce d’atténuer la dureté paternelle par quelque signe d’affection à l’égard de leur enfant.

La vie ordinaire d’une (petite) famille sous la coupe d’un homme imprégné d’un machisme que même sa femme semble avoir intériorisé, dans un contexte insulaire aux relations sociales réduites. Une existence plutôt rude dans un cadre merveilleux dont l’arrivée de Javier (Cliff Curtis), -vieil ami fortuné d’Ante, porté par une ambition plus ou moins explicite d’investir dans le tourisme sur place-, vient modifier le cours.

Etranges étrangers, tribu mise à nu, vague irraisonnée

Même si le personnage de l’étranger faisant apparition dans un groupe aux règles apparemment intangibles a d’illustres prédécesseurs dans l’histoire du cinéma moderne (« Théorème » de Pier Paolo Pasolini en 1969 et la visitation sexuelle ‘éclair’ d’un jeune homme à la beauté sidérante révélant à soi-même chaque membre d’une famille de la grande bourgeoisie milanaise par son pouvoir ravageur), Javier porte en lui une ambivalence et des faiblesses qui in fine n’en font guère un séducteur crédible. Nela regrette pourtant d’avoir renoncé à lui comme amant autrefois.

Julija, pour sa part, troublée par cet homme qui pourrait être son père (rêvé) et se comporte plutôt comme un ‘flirt’ ou un amant potentiel, se confronte à des émotions inédites. Déroutée par une sollicitude changeant de registre à plusieurs reprises (un désarroi renforcé par l’intuition d’un lien ancien subsistant entre sa mère et Javier), la jeune fille formule l’idée à voix haute : et si Javier lui permettait de quitter l’île et de découvrir de nouveaux horizons ? Mais l’histoire que se raconte l’héroïne ne tourne pas, une fois encore, selon ce scénario convenu.

Cette demande déstabilise le séduisant Javier, en pleine crise de son côté, déjà doté d’une famille bringuebalante, ailleurs. Mais l’onde de choc sur la petite île produite par cet étrange étranger, pourtant soumis lui aussi aux codes machistes dominants, n’en finit pas de se répandre. Dans le simple appareil de son maillot de bain rutilant (elle a troqué le blanc pour un bleu métallique offert par Javier), parcourant les aspérités rocheuses de l’île ou descendant dans ses profondeurs sous-marines aux richesses infinies, elle s’arrête un temps au bord d’une petite plage peuplé de quelques jeunes touristes en escale. Et sans coup férir, nous la voyons dans l’eau en train d’échanger un (premier ?) baiser avec un garçon de son âge, blond, cheveux courts, regard clair et rieur.

Les désirs inassouvis se bousculent dans le corps et les envies d’autonomie s’expriment dans la tête et en mots. Nous ne dirons rien du déchaînement de violence physique et mentale que pareille éclosion chez Julija déclenche chez un père qui voit ses cadres de références pulvérisés. A charge pour les spectateurs de découvrir les trésors d’intelligence et d’énergie déployés par la fille au maillot scintillant pour sortir de la sombre caverne mortifère et rejoindre la lumière et la vraie vie.

Antoneta Alamat Kusijanovic a beau se réclamer de Jane Campion et de « La Leçon de piano » (Palme d’Or, Cannes 1993), avoir comme producteur exécutif un certain Martin Scorsese, elle invente à son tour une forme cinématographique au diapason de son sujet.

De la nudité d’une terre sans végétation ni ombre, entre l’intense blancheur de la lumière franche inondant la terre, les profondeurs marines et leurs multiples déclinaisons de bleu et les troubles souterrains en tous genres, « Murina » et Julija, son héroïne sans peur ni reproche au charisme énigmatique, dynamitent les clichés, écartent les pulsions de mort et célèbrent, en un denier plan prolongé, épuré et aérien, l’envie irrépressible de vivre, la soif de l’inconnu.

Samra Bonvoisin

« Murina », film de Antoneta Alamat Kusijanovic-sortie le 20 avril 2022

Sélection ‘Qinzaine des Réalisateurs’, Caméra d’Or, Cannes 2021