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« La question est de savoir si les personnels de direction ne sont qu’un instrument de plus ou s’ils peuvent être des acteurs réellement influents dans le domaine du numérique, pas seulement pour la pédagogie, mais plus largement pour le fonctionnement du système scolaire ». Officiellement le discours politique c’est de donner aux chefs d’établissement de la liberté, particulièrement pour les adaptations pédagogiques. Bruno Devauchelle montre qu’en fait ils sont pris entre des jeux d’acteurs, avec un ministère qui n’actualise même plus ses textes…

Une marge de manoeuvre dans le choix des logiciels

Directeur d’école, principal, proviseur, ils sont tous au carrefour de nombreuses sollicitations, injonctions, prescriptions. Le domaine du numérique éducatif en est une belle illustration qui invite à s’interroger pour savoirs s’ils sont de simples « pions » d’un jeu d’échec, s’ils sont des girouettes ou des marionnettes (tout autre métaphore pouvant aussi enrichir notre questionnement), ou encore s’ils sont des pivots de la transformation numérique des établissements scolaires. Pris entre la hiérarchie de l’Éducation Nationale, les collectivités territoriales, les équipes pédagogiques, les parents, les élèves, les personnels de direction (il faut bien sûr associer les adjoints, les CPE, les gestionnaires…), sont au carrefour de décisions ou de choix qui sont souvent validés par le conseil d’administration de l’établissement et les instances de pilotage. Dans le domaine du numérique, le sujet est sensible et le devient de plus en plus. En effet outre la loi (celle de 2013 en particulier) il y a les pressions multiples que peuvent subir les personnels de direction pour répondre aux attentes, aux besoins, aux inquiétudes et autres convictions des uns et des autres.

En étant invités par diverses instances qui participent du développement du numérique, en particulier académies et collectivités, les personnels de direction ont trop souvent l’impression d’un prescrit en amont sur lequel ils n’ont pas grand pouvoir de décision. On parlera bien sûr du pilotage descendant du ministère de l’Éducation qui via les programmes et les injonctions diverses oblige l’établissement à s’adapter aux exigences officielles. Ils sont trop rarement associés aux décisions. On parlera aussi du volontarisme des collectivités territoriales dans le domaine du numérique que les personnels de direction doivent souvent subir, même si, de temps à autre ils sont consultés, en partie. Il faut aussi parler de toutes les pressions qui peuvent s’exercer au travers aussi bien des discours commerciaux des fournisseurs, que des discours politiques, voire idéologiques autour du numérique éducatif, relayés parfois par des parents, des membres des conseils d’administration ou encore des médias. Résister à la pression suppose une bonne connaissance du contexte local d’une part, de l’existant du numérique, mais plus globalement d’une vision argumentée des choix possibles, si tant est qu’il y ait choix. Autrement dit, il y a nécessité d’un niveau de compétence suffisant pour assurer ce rôle.

Un exemple concernant les logiciels de vie scolaire mérite d’être mis en évidence. Les collectivités ont, pour la plupart, passé des marchés pour fournir des Environnements Numériques de Travail. Toutefois on s’étonne de constater la présence (plus de 80% des établissements secondaires sont équipés de la solution Index/Docaposte) d’une solution de gestion de vie scolaire achetée directement par les établissements scolaires, car n’étant pas soumis, au vu du montant annuel, au code des marchés publics. Autrement dit, deux outils logiciels sont en tension, en concurrence parfois car recouvrant au moins partiellement les mêmes services, mais aux circuits de financements différents.

Un autre exemple concerne les matériels achetés directement sur le budget établissement (c’est possible) indépendamment des dotations de la collectivité territoriale (c’est la loi de 2013 qui le confirme). On retrouve ainsi dans les établissements des matériels, parfois très différents de ceux dont les dotent les financeurs, qui alors en refusent la maintenance (loi de 2013) car en dehors de leurs choix. On peut penser qu’une certaine indépendance des établissements existe, même si, en réalité, le financement a les mêmes origines…

Mais limitée par les acteurs institutionnels

Ces deux exemples sont bien au coeur de la possibilité pour les équipes de direction de faire des choix. Il y a donc des espaces de décisions possibles. Mais en quelles proportions ? Cela, sur un plan strictement financier, est assez marginal. Par contre, en terme d’usages la question est différente. Il ne s’agit plus de quantité, mais de qualité : comment permettre à l’établissement de répondre au mieux aux besoins scolaires et éducatifs dans le domaine du numérique ? Il semble bien, après avoir visité de nombreux établissements, rencontré et dialogué avec de nombreux personnels de direction que leurs marges de manoeuvre sont très faibles. Hormis un pilotage (management) pédagogique construit en connaissance de cause et prenant en compte les limites institutionnelles, le personnel de direction est contraint de s’adapter.

Tous les plans massifs de développement du numérique dans les établissements scolaires s’imposent aux établissements. On leur laisse parfois une marge de manoeuvre en leur demandant de présenter des projets… Cette manière de faire semble associer les équipes, mais on sait combien certains savent en jouer et répondre « comme il faut ». Parfois les autorités académiques sont invitées à aider aux choix entre établissements. Là encore on s’interroge sur certaines décisions dont la rationalité échappe aux équipes et aux observateurs extérieurs. Le ministère envisage de clarifier sa « stratégie » et de développer une « doctrine » pour la période 2022-2027 . Là encore, les personnels de directions sont-ils en mesure de participer, réellement, aux choix et aux décisions ? Toutefois reconnaissons qu’une clarification aux trois niveaux – macro pour l’État, meso pour les Collectivités, micro pour les Etablissements – est nécessaire alors que se déploient de plus en plus de ces plans massifs d’équipements mobiles (parfois en direction des familles sans passer par l’établissement).

Et par une impasse sur les compétences

Reste la compétence pour faire face à ce développement du numérique. Quelle place est donnée à cette question dans la formation des personnels de direction (initiale d’abord, continue ensuite) ? Le Master MADOS (Management des Organisations Scolaires, organisé par un groupe d’université et jadis porté par l’ESEN… désormais refusé par l’IH2EF) comporte une unité d’enseignement consacrée à cette question du management du numérique dans les établissements. Participant à cette formation depuis plusieurs années, nous avons pu remarquer la tension qui s’exerce entre la nécessaire conformité (agir en fonctionnaire de l’État) et l’indispensable adaptation au réel (développer les initiatives et agir en responsabilité). Le BO de 2002, qui présente le référentiel des personnels de direction ne serait-il pas dépassé, en 2022, par l’omniprésence du numérique dans les organisations et dans les finalités de l’enseignement en particulier, justement depuis 2002, date du projet Proxima ?

Ce dernier intitulé : « Pour une appropriation de l’Internet a l’école et dans les familles » est parti de la question des familles pour interroger l’école et on s’étonne que, depuis, le référentiel des personnels de direction n’ait pas été actualisé. En 2009, on retrouve aussi ce document : « Référentiel des compétences professionnelles pour le déploiement d’une politique numérique, destiné à structurer la mise en place des formations des personnels d’encadrement » (9 septembre 2009, signé par Jean Heutte dans le cadre du Projet « Formation aux TICE des personnels d’encadrement » piloté par la SDTICE à l’époque). Toutefois ce document n’a pas été officialisé dans un BO et ne semble plus accessible en ligne… (erreur 404). Pour ce qui est des enseignants, c’est en 2013 que le référentiel a été actualisé mais depuis…. là encore le contexte a changé…

Le pilotage du numérique dans l’établissement scolaire est « complexe » et « systémique ». Si ces deux termes peuvent sembler à la mode, ils sont le reflet d’une réalité faite de contradictions entre des acteurs qui, chacun de leur côté et parfois ensemble (cf le comité des partenaires de la DNE) tentent de faire des choix et de développer des actions. Ces deux termes sont aussi le reflet de la nécessaire compétence à piloter des interactions entre des structures sans en avoir pour autant la mainmise suffisante pour ne pas n’avoir à en subir que les décisions. Un référentiel actualisé serait nécessaire et même indispensable dans lequel le numérique serait présenté non pas comme spécifique, mais en transversalité. En effet, le pilotage d’un établissement est désormais fortement instrumenté par les logiciels et les matériels aidant à la fonction de « direction » dans toutes ses dimensions. La question est de savoir si les personnels de direction ne sont qu’un instrument de plus ou s’ils peuvent être des acteurs réellement influents dans le domaine du numérique, pas seulement pour la pédagogie, mais plus largement pour le fonctionnement du système scolaire….

Bruno Devauchelle