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« Les temps de vacances peuvent devenir des soupapes. Mais pour qui ? Chacun de nous est amené à avoir alors un peu de temps. Pourquoi ne pas en profiter pour faire un retour sur la place que nous accordons aux moyens numériques dans notre quotidien? Il ne s’agit pas de faire des « cures » sans numérique, cela n’a pas de sens et au contraire renvoie une image survalorisée de ces moyens. Il s’agit surtout de penser les équilibres au sein du foyer, au domicile comme sur un lieu de vacances », explique Bruno Devauchelle dans cette première chronique d’été. Sans perdre le cap : « Ce qui va être à examiner, dès la rentrée, c’est justement la manière de sortir de cette idée que seuls les fondamentaux traditionnels peuvent réduire les inégalités ».

L’été, le moment du mélange des pratiques sociales

Pour les parents, enfants, adultes, enseignants et tous les éducateurs, la période de l’été est une période de rupture dans les pratiques quotidiennes. Parmi celles-ci on sait combien les ordinateurs, les smartphones et plus largement les objets et moyens numériques ont pris une place prépondérante. Comme si nos sociétés avaient pris fait et cause pour l’évidence numérique. Ce que l’on observe en premier c’est que les adultes sont tout autant, voire davantage utilisateurs, libres ou contraints, de ces moyens. Ce que nous observons c’est que les jeunes, les enfants développent leurs comportements, leurs attitudes en écho avec ce qu’ils perçoivent du monde qui les entoure. L’omniprésence du smartphone dans la « gestuelle du quotidien » est suffisamment évidente pour qu’on en imagine l’effet sur leurs utilisateurs mais aussi pour leurs proches. Lorsque, au cours d’un repas en plein air, la petite musique vous signale l’arrivée d’un message ou d’un appel, que fait-on ?

Aussi la période d’été, qui est souvent un moment privilégié de partage entre parents et enfants (en particulier les plus jeunes), est aussi une période de mélange des pratiques sociales. Entre ceux qui tentent de se sevrer de notifications et autres sonneries et ceux qui vont passer encore plus d’heures devant leurs écrans, l’image de notre société se reflète dans les flots du numérique. L’été c’est un moment privilégié pour prendre du recul sur nos pratiques quotidiennes : les identifier, les analyser, les questionner, les partager. Si certains parlent de la notion de « lâcher prise », c’est qu’ils sentent bien la force de cette rupture du rythme de vie. Encore ne faut-il pas oublier que nombre de familles, d’enfants d’adultes ne pourront que très peu vivre ces ruptures de rythmes et parfois d’espace. C’est alors que la facilité occupationnelle peut amener à encore plus utiliser le numérique : jeux vidéos, vidéos de toutes sortes, télévision etc.

Penser ensemble les usages numériques

Au coeur de cette période, les actes éducatifs prennent souvent une couleur différente du reste de l’année. Pour les parents, retrouver l’omniprésence des enfants est parfois source de difficulté. Les enfants aussi, qui ayant construit leur monde en partie en dehors de la famille, se retrouvent face à la forme éducative que les parents, les adultes installent. Les smartphones sont bien sûr au centre de la vie relationnelle de la quasi-totalité de la population. Ils vont permettre de gérer non seulement les relations proches, mais aussi les relations lointaines. Ce qui va être déterminant pour les usages de ces machines comme de tous les objets numériques, ce sont les possibilités d’alternative qui vont être, ou pas, proposées. Au coeur de l’été, l’éducation intra familiale prend une couleur particulière et peut devenir source de pratiques très différentes d’une famille à l’autre, d’un foyer à l’autre. Comment les penser et les réfléchir ?

Une des situations principales qui posent problème aux adultes au cours de l’année, c’est le rythme de travail. Entre ceux qui sont malmenés par des horaires difficiles et ceux qui sont sous la pression d’un travail auquel ils consacrent tout leur temps, la possibilité éducative est limitée et souvent déléguée ou délaissée. Dès lors les substituts numériques sont souvent sollicités et viennent compléter la « panoplie » éducative partagée avec les modes de garde et l’espace scolaire. Les enfants sont donc amenés, dans ces foyers à être mis en responsabilité sans toujours en avoir les repères. Les temps de vacances peuvent devenir des soupapes, mais pour qui ? Chacun de nous est amené à avoir alors un peu de temps. Pourquoi ne pas en profiter pour faire un retour sur la place que nous accordons aux moyens numériques dans notre quotidien? Il ne s’agit pas de faire des « cures » sans numérique, cela n’a pas de sens et au contraire renvoie une image survalorisée de ces moyens. Il s’agit surtout de penser les équilibres au sein du foyer, au domicile comme sur un lieu de vacances. Non, les grands-parents ne sont pas les bons interlocuteurs face à ces questions, parfois même ils agissent de manière contre-productive. Il est souhaitable de les laisser à leur juste place au sein de la famille avec ces différences de mode de vie qu’ils ne faudrait pas mettre en tension avec celle vécue au quotidien avec les parents. Non, ce sont bien les parents, les éducateurs du quotidien, enseignants compris, qui sont invités à penser leurs manières de faire avec les moyens numériques.

Vacances apprenantes ou éducatrices ?

Si les adultes sont invités à cette démarche réflexive, c’est que cela pourrait avoir un effet tout au long de l’année et pas seulement en temps de vacances. Une personne humaine, quel que soit son âge, a besoin d’un environnement varié et attirant. Si seuls les moyens numériques sont attirants, alors il faut poser les interrogations majeures des choix de vie et de la représentation que les jeunes s’en construisent. Dans cette variété, il y a en particulier les interactions humaines qui sont à promouvoir. Parler, échanger, partager, et en direct voilà un premier pari à faire : en sommes-nous capables ? Expérimenter, observer, dans des domaines divers dans lesquels le corps entier est sollicité, est un moyen d’ouvrir de nouveaux horizons. Réfléchir, s’ennuyer, se poser, c’est aussi apprendre à gérer le temps personnel sans subir la pression externe du temps contraint; c’est aussi s’habituer à revenir sur soi et ainsi travailler sa propre individuation, en particulier pour les jeunes. Sombrer dans l’activisme en vacances serait, de la même manière que le reste de l’année, subir le temps et la pression sociale.

L’institution scolaire n’est pas en reste avec les « vacances apprenantes » proposées par le ministère de l’Éducation avec comme argument : « Que sont les vacances apprenantes ? – assurer la consolidation des apprentissages et de contribuer à l’épanouissement personnel des jeunes à travers des activités culturelles, sportives et de loisirs au travers des dispositifs suivants : École ouverte, École ouverte buissonnière : des séjours en zone rurale du CP à la terminale, Mon patrimoine à vélo, L’Été du pro : École ouverte pour les lycées professionnels, Colos apprenantes, Stages de réussite. Pour lui ce sera, en 2022, sans le numérique, sans l’informatique, au moins dans l’intention. Alors qu’en 1985, le ministère et les sociétés de loisirs (Club Med…) proposaient des initiations informatiques pendant les vacances. Alors que les moyens informatiques se sont imposés dans toutes les strates de la vie quotidienne, personnelle et professionnelle, on peut identifier dans ces propositions une manière de voir qui privilégie la rupture (au moins partiellement, en particulier pour le lycée professionnel). Toutefois, cette volonté de faire des vacances apprenantes, outre le côté slogan de l’appellation, c’est aussi oublier que de toute manière les vacances peuvent être apprenantes, même sans le système scolaire.

On devrait plutôt parler de vacances éducatrices, tant le besoin est grand. Quand les responsables politiques (ici E. Borne première ministre le 9 juillet 2022) déclarent : « Le système éducatif français « sait produire l’excellence » mais « est sans doute l’un de ceux qui reproduit le plus les inégalités », et qu’ils mettent en place des vacances apprenantes, on peut penser qu’ils se trompent de méthode et de vision. Car si cela peut attirer certains et apaiser quelques foyers, le problème est ailleurs. L’école n’est pas là pour remédier aux insuffisances de la société. Certes, elle y participe, mais les inégalités ne peuvent être combattues par le seul système scolaire et universitaire. Les moyens numériques semblent révéler de nouvelles formes d’inégalités plus profondes : des inégalités cognitives et sociales. Ce qui va être à examiner, dès la rentrée, c’est justement la manière de sortir de cette idée que seuls les fondamentaux traditionnels peuvent réduire les inégalités. Il faut réintégrer les savoirs dans leur lien avec la société. Non pas pour assujettir l’école à la société, mais au contraire redonner à l’école sa capacité à transformer la société de demain…. ET dans cette société, le numérique y est désormais un acteur essentiel, le projet TNE (Territoires Numériques Éducatifs) semble aller dans le bon sens, mais sa « timidité » est telle qu’on peut craindre qu’il ne soit une goutte d’eau dans l’océan…

Passons d’abord un bel été, et ne faisons pas de ces temps de vacances une rupture qui renforce les travers de nos faiblesses éducatives.

Bruno Devauchelle