Depuis de nombreuses années, l’actualité pointe la difficulté à attirer de futurs enseignants vers les concours de recrutement[1]. Manque de reconnaissance, dégradation des conditions de travail, complexification du métier, salaires jugés insatisfaisants, etc. Des indicateurs « externes » sont régulièrement avancés pour tenter d’expliquer le constat d’une « dégradation rapide de l’attractivité du métier d’enseignant »[2]. Néanmoins, leurs expériences quotidiennes et leur propre point de vue sont souvent ignorés, avec une dimension souvent absente des débats : les exigences émotionnelles du métier d’enseignant. A l’Université de Bretagne Occidentale, des chercheurs de l’équipe « Activité Physique, Apprentissage et Accompagnement de la Performance » (3A2P[3] ; rattachée au laboratoire CREAD), mènent des travaux portant sur les dimensions émotionnelles du métier. Auteurs d’un récent ouvrage intitulé Les émotions en contexte scolaire (Petiot & Visioli, 2022) et de nombreux articles scientifiques[4], ils s’intéressent au travail émotionnel mis en œuvre par les intervenants en contexte scolaire et sportif, notamment les enseignants.
Comment définir la notion de « travail émotionnel »
Le travail émotionnel est issu des travaux de la sociologue Arlie Russell Hochschild (1983)[5], menés dans le domaine des services (auprès d’hôtesses de l’air, notamment). L’idée à l’origine de ce concept est que certains métiers requièrent un effort spécifique pour réguler ses émotions afin d’afficher celles qui sont acceptables. Une hôtesse de l’air est, par exemple, tenue de paraître souriante et agréable aux yeux du client. Cet effort pour réguler ses émotions en contexte professionnel renvoie donc au travail émotionnel, et à trois stratégies aujourd’hui précisément documentées par la recherche en psychologie. Premièrement, lorsque nous cherchons à modifier l’expression de nos émotions, comme un(e) enseignant(e) qui se forcerait à sourire aux élèves malgré les émotions négatives qu’il(elle) ressent, nous jouons un « jeu en surface ». D’autre part, lorsque nous cherchons à modifier ce que nous ressentons, à l’image d’un(e) enseignant(e) qui relativiserait son énervement après une altercation tendue avec un parent d’élève, nous jouons un « jeu en profondeur ». Enfin, il est aussi possible de favoriser une « expression authentique » de nos émotions, comme un(e) enseignant(e) félicitant chaleureusement ses élèves suite à leur réalisation d’un travail soigné. Evidemment, les recherches montrent que le coût psychologique de chaque stratégie n’est pas le même… Le jeu en surface est particulièrement associé au risque de burnout et à la volonté de changer de métier, quand le jeu en profondeur et surtout l’expression authentique conduisent à la satisfaction au travail.
Le travail émotionnel des enseignants est généré par une diversité d’ « inducteurs émotionnels »
Le travail émotionnel des enseignants est généré par une diversité d’« inducteurs émotionnels » (Petiot et al., 2015)[6] qui font partie intégrante du métier. Nos travaux de recherche conduits depuis une dizaine d’années ont mis au jour des catégories d’inducteurs émotionnels typiques, qui émergent lors des expériences des enseignants, plus précisément lors d’incidents critiques (c’est-à-dire, de situations à forte connotation émotionnelles) vécus au cours de la carrière. Premièrement, les comportements perturbateurs des élèves ressortent comme le principal inducteur des émotions négatives des enseignants. Les enseignants peuvent se retrouver – plus ou moins souvent – victimes de provocations, de menaces ou d’agressions. Deuxièmement, un autre inducteur émotionnel récurrent est lié aux difficultés rencontrées par les élèves. Dans nos travaux, nous documentons des situations allant du constat d’un élève en souffrance suite à des problèmes relationnels au sein de la classe, à des suicides d’élèves marquant profondément la vie professionnelle – et souvent au-delà – de l’enseignant(e). Troisièmement, les enseignant(e)s font aussi régulièrement état d’inducteurs émotionnels perçus en dehors des murs de la salle de classe : des relations difficiles à l’institution, aux collègues, au chef d’établissement, aux parents d’élèves, etc. Leur métier ne se limite pas aux interactions en classe, bien au contraire : lorsque nous demandons à des enseignants de raconter des moments marquants vécus au cours de leur carrière, ils pensent parfois davantage à ce qui se passe en périphérie de leur métier.
Un risque de « déviance émotionnelle ».
La déviance émotionnelle est en quelque sorte le contraire du travail émotionnel. Alors que le travail émotionnel renvoie à la régulation des émotions pour entrer en adéquation avec les règles de sentiment, la déviance émotionnelle traduit une absence de régulation des émotions qui débouche sur une rupture avec les règles sociales en vigueur dans le champ professionnel. Dans le cadre d’un projet de recherche récent, conduit en collaboration avec 22 enseignant(e)s d’EPS exerçant en Réseaux Education Prioritaire (REP), nous avons recueilli 110 incidents critiques vécus lors d’une année scolaire avec l’une de leur classe. Nous avons identifié, au sein de cet échantillon, six cas de déviance émotionnelle, au cours desquels les collègues échouent à réguler leurs émotions (Petiot & Kermarrec, 2024)[7]. Il s’agissait de situations durant lesquelles les enseignant(e)s étaient « à bout », se sentaient « dépassé(e)s », « n’en pouvaient plus », étaient « hors d’eux(elles) », ou « explosaient », selon leurs propres termes. Ce sujet est bien évidemment tabou, puisque nous attendons des enseignant(e)s qu’ils(elles) soient exemplaires dans la gestion de leurs émotions face aux élèves. Ces situations peuvent se produire, en particulier lorsqu’un agrégat d’inducteurs émotionnels négatifs a été perçu, et que toute autre tentative de régulation des émotions a échoué.
Etre enseignant(e), c’est vivre aussi des émotions positives
Nos travaux incluent également une analyse d’expériences positives vécues par des enseignant(e)s au cours de leur carrière, dans des contextes d’intervention diversifiés. Par exemple, nous avons analysé les inducteurs émotionnels perçus par des enseignant(e)s exerçant en centre de détention, lors de 133 moments marquants recueillis via un questionnaire en ligne (Petiot & Le Yondre, 2023)[8]. Sur la base d’une analyse de contenu inductive, 206 occurrences d’inducteurs émotionnels ont été mises en évidence, dont 120 étaient positives. Autrement dit, sur l’ensemble des éléments de contexte générant les émotions des enseignant(e)s, près de 60 % étaient positifs. Ils ont été regroupés dans cinq catégories d’inducteurs émotionnels positifs : (1) Réussite/performance de détenus malgré leurs difficultés rencontrées ; (2) Construction de relations positives dans le cadre de la classe ; (3) Intérêt manifesté par les détenus pour le savoir et la culture ; (4) Succès d’un évènement/exercice proposé par l’enseignant ; (5) Constat de la « normalité » des détenus en classe malgré la détention. Autrement dit, évidemment et heureusement, les enseignant(e)s vivent aussi de nombreux moments plaisants et gratifiants dans le cadre de leur métier. Bien souvent, ces moments positivement vécus les conduisent à exprimer leurs émotions de manière authentique, ce qui est nettement moins couteux sur le plan psychologique qu’une expression en surface.
Nous invitons à prendre davantage en compte les exigences émotionnelles du métier d’enseignant
Il devient donc crucial d’intégrer la dimension émotionnelle du métier aux formations d’enseignants, en complément de contenus faisant davantage appel aux dimensions cognitives de l’activité (Audrin, 2021)[9]. Un programme de formation au travail émotionnel pourrait reposer sur trois phases – adhésion, apprentissage et maintien – qui servent de cadre à divers programmes de formation que nous élaborons au sein de notre équipe à destination des acteurs de l’éducation et du sport (e.g., Bernier, 2024)[10]. Premièrement, il est essentiel de susciter l’adhésion des enseignants et futurs enseignants en diffusant au sein des formations des connaissances fondées sur des preuves scientifiques. Cette étape inclut la sensibilisation aux inducteurs émotionnels spécifiques au métier (ex. les comportements perturbateurs des élèves), aux émotions typiquement vécues, et aux stratégies de travail émotionnel qui peuvent être mises en œuvre pour y faire face. Deuxièmement, il s’agit d’accompagner les enseignants et futurs enseignants à développer des compétences concernant la régulation de leurs émotions en situation critique. Pour ce faire, des techniques d’analyse de pratique ou de partage d’expériences, peuvent être utilisées. Elles permettent aux participants de revenir sur des situations émotionnellement marquantes, de les analyser individuellement et collectivement, puis d’en tirer des enseignements. Troisièmement, il est crucial d’ « entraîner » les enseignants au travail émotionnel, afin de favoriser une utilisation « peu coûteuse » des compétences liées à la régulation émotionnelle. L’objectif est de permettre aux enseignants de développer une « flexibilité émotionnelle » similaire à celle des experts, qui en viennent même à « jouer avec leurs émotions » (Visioli et al., 2015)[11] face aux élèves.
Oriane Petiot, maîtresse de conférences à l’UFR Sciences du Sport et de l’Education, UBO, Brest.
Jérôme Visioli, maître de conférences à l’UFR Sciences du Sport et de l’Education, UBO, Brest.
Gilles Kermarrec, professeur des universités à l’UFR Sciences du Sport et de l’Education, UBO, Brest.
[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/07/08/enseignement-les-concours-ne-font-pas-le-plein-la-crise-du-recrutement-se-poursuit_6247960_3224.html
[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/02/01/la-cour-des-comptes-pointe-une-degradation-rapide-de-l-attractivite-du-metier-d-enseignant_6160159_3224.html
[3] https://www.univ-brest.fr/faculte-sports-education/fr/page/equipes-de-recherche?q=en/page/research-teams
[4] https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807331747-les-emotions-en-contexte-scolaire
[5] https://www.ucpress.edu/books/the-managed-heart/paper
[6] https://doi.org/10.4000/rfp.4886
[7] https://doi.org/10.1080/13573322.2024.2425302
[8] https://doi.org/10.3917/th.862.0159.
[9] https://doi.org/10.4000/ree.541
[10] Bernier, M. (2024). Régulation de l’attention et performance sportive. De l’analyse à l’optimisation par des interventions basées sur la pleine conscience. Note de synthèse pour l’Habilitation à Diriger des Recherches, Université de Bretagne Occidentale.
[11] https://doi.org/10.3917/sm.088.0021.
