Lieu de socialisation, la cour d’école est un lieu miroir de notre société. Comme dans d’autres espaces, s’y jouent des luttes de pouvoir et de domination. Etre au centre, ou être à la périphérie : on n’occupe pas le terrain de jeu de la même manière, comme en témoigne le court documentaire Espace d’Eléonor Gilbert, selon que l’on est une fille ou un garçon. Comment faire de la cour de récréation un espace plus égalitaire ? C’est le défi que s’est lancé l’équipe enseignante d’une école primaire en milieu rural à Portsall, dans l’académie de Rennes. Sabrina Manuel, professeure de CP/CE1, et directrice de l’école, répond aux questions du Café pédagogique : ou comment avec peu de moyens, mais beaucoup d’énergie, et l’aide des enfants et des familles, on peut « faire bouger les lignes » …
Comment est né ce projet de réaménagement de la cour de récréation de votre école ?
Je suis arrivée dans cette école il y a 4 ans, post-covid. Le covid avait déjà changé une partie des pratiques de surveillance de récréation. Par exemple, nous avions laissé tomber les services de cour, chaque enseignante est présente sur la cour de récréation… plus d’adultes pour surveiller, c’est déjà plus facile. Cela permet aussi d’observer les comportements sur la cour et de ne plus être exclusivement dans la gestion des « problèmes ». Cela nous a permis de prendre un temps pour regarder les dynamiques de nos élèves durant la récré.
J’avais déjà pu participer à des conférences sur les inégalités garçons-filles à l’école et j’avais déjà réfléchi à ma pratique en classe sur ces questions. De plus, nous avions eu des soucis de harcèlement l’année précédente et nous étions conscientes que cela impactait le temps de la pause.
Mais si on veut travailler sur la cour de récré, cela demande une implication de toute l’équipe. J’ai la chance de travailler avec des collègues formidables et impliquées. Nous avons donc pris le problème à bras le corps. D’abord, nous nous sommes donné un temps pour observer et constater que le foot occupait 75% de la cour, et qu’une majorité des conflits étaient liés à cet espace ; que les filles et les non footeux se partageaient les 25% restants, souvent des recoins, plus difficiles à surveiller et où les harceleurs/harceleuses pouvaient œuvrer tranquillement ; et que les groupes classes ne se mélangeaient pas, la cour de foot était « squattée » par les CM, malgré les « tours » que nous avions mis en place. Les plus jeunes attendaient que la récré se passe, en évitant cet espace où ils et elles risquaient de se faire bousculer ou disputer par les plus grands.
On s’est donc posé la question de comment faire évoluer cet état de fait. Supprimer le foot était une piste, mais supprimer sans rien proposer n’était pas une solution. Une de mes collègues nous a alors présenté le projet « Récré jeux t’aime » que nous avons décidé de le mettre en place à la rentrée 2024-25.
Quelles peuvent être les conséquences, à plus ou moins long terme, de cette inégalité d’occupation de l’espace?
Sur cette question on peut se référer à Édith Maruéjouls, géographe du genre qui s’est intéressée à la question des inégalités de genre dans les espaces publics, et notamment dans les cours de récréation. Le Centre Hubertine Auclert a aussi publié un guide très inspirant sur l’analyse des espaces scolaires au prisme du genre, au collège et lycée.
Tous ces travaux montrent que cette occupation inégale de l’espace renforce les stéréotypes de genre chez les enfants. Les comportements attendus dans les jeux dits « de garçons » sont liés à la compétition, à l’activité ; on attend en revanche des filles qu’elles soient calmes et discrètes dans leurs activités. Les garçons sont habilités à occuper l’espace central et à se faire voir et entendre quand les filles se mettent en retrait. Cela impacte aussi l’estime de soi et le sentiment de légitimité à être vu.e/entendu.e.
Cette répartition exclut de plus les enfants « hors norme » : les enfants qui ne répondent pas à la norme sont stigmatisé.es et/ou moqué.es, les filles qui veulent jouer au foot sont des « garçons manqués » (et en plus doivent être 2 fois meilleures que les garçons pour légitimer leur place sur le terrain), les garçons qui ne veulent pas entrer en compétition sont des « faibles ».
Les enfants grandissent en intégrant ces modèles…
Face à cette inégalité d’occupation, quels sont les différents moyens dont on peut disposer pour rééquilibrer l’espace de la cour ?
Il y a toute une gamme de réponse selon les moyens que l’on peut/veut y mettre. Cela va d’une simple réorganisation des espaces en interne, à un réel projet de refonte de la cour qui implique les enfants, les équipes et même des chercheurs comme cela a pu se faire à Rennes. Le point commun : réfléchir à l’occupation des espaces, aux activités proposées et impliquer les enfants.
Qu’a choisi de mettre en place votre école, pourquoi et de quelle manière ce choix a-t-il été arrêté ?
Nous avons décidé de « supprimer » le foot… mais cela ne se suffit pas à lui seul. Nous avons complètement revu l’espace, ouvert des endroits qui étaient précédemment réservés aux récrés de maternelle (qui ne sortent pas en même temps que les grands) : les bacs à sable, la structure. Nous avons investi dans des tables de pique-nique que nous avons placées dans la cour, et un parcours de billes et nous sommes inspirées du modèle « récré jeux t’aime ». Nous avons acheté de grands bacs et envoyé une liste d’objets qui nous intéressaient aux familles qui ont joué le jeu. D’ailleurs, au fil de l’eau, on nous ramène encore des objets, ce qui nous permet d’éliminer ce qui est abimé/cassé. Les parents arrivent régulièrement en me demandant « Ca peut aller au bac ? »
C’est assez drôle car on constate que finalement les grands adorent encore jouer sur la structure et avec les bacs à sable !
Il a aussi fallu mettre en place un règlement a minima, avec les enfants… Par exemple ils peuvent occuper l’espace « maternelle », mais la règle c’est de bien tout ramasser en rentrant pour que les petits retrouvent leur cour nickel quand ils sortent. Et c’est eux qui l’ont explicité quand ils se sont rendu compte que certains objets qu’ils avaient n’étaient pas adaptés aux petits. Pareil, certains enfants s’étaient approprié des objets qu’ils utilisaient à toutes les récré. Il a donc fallu décider d’une règle. Si un objet est demandé par un autre enfant, il faut le lasser à la moitié de la récré. Le règlement n’est pas sorti ex-nihilo, il s’est construit au fur et à mesure des problèmes rencontrés.
La mise en place de cette récré « Jeux t’aime » a aussi été accompagnée d’une sensibilisation aux stéréotypes de genre : quelles actions ont été mises en place en ce sens ?
Pour commencer, il y a tous les éléments du programme et de l’EMC… c’est quand même notre base de travail. Nous travaillons aussi sur leurs a priori grâce à des albums en maternelle et des débats en élémentaire.
Puis il y a aussi notre retour réflexif sur notre propre pratique : est-on aussi équitable que ce que nous nous imaginons ? Comment gère-t-on les prises de paroles en classe ? Comment acceptons-nous les comportements « déviants » liés aux stéréotypes : n’a-t-on pas tendance à plus accepter d’un garçon qu’il soit turbulent… Et oui, même moi, je reproduis cette attente même si ça me fait mal de l’accepter ! S’observer et remettre en question ses pratiques, ça fait aussi partie du processus.
L’année se termine bientôt : quel bilan tirez-vous de cette expérimentation notamment en termes de vie scolaire ?
Nous avons constaté un réel apaisement de l’ambiance de récré. L’occupation de l’espace est plus égalitaire, elle se fait moins en fonction du genre, mais en fonction de l’activité. Les activités sont plus mixtes, les garçons, qui ne se sentent plus obligés de jouer au foot pour être dans le groupe « dominant », vont sortir avec des feuilles et des crayons pour dessiner sur une table avec le groupe « dessins » ; le groupe qui a envie d’un jeu plus physique va pouvoir l’organiser dans un espace plus grand.
D’ailleurs, la mixité n’est pas que liée au genre, les classes d’âge se mélangent plus. On va avoir des CM avec des CP en train de dessiner, des élèves des 4 classes qui jouent à la corde, un CM et une CP partageant un jeu dans le bac à sable. En fait, c’est l’envie de participer au jeu qui prime sur le « qui y joue »
Et pour l’équipe enseignante, c’est moins de conflits à gérer sur la cour et au retour en classe (et quand je dis moins, c’est devenu quasiment inexistant… je ne pensais pas que ce serai aussi radical !).
Pour conclure, quels conseils donneriez-vous aux collègues qui seraient tenté·es de se lancer ?
Lancez-vous ! Ca ne demande pas forcément un master de géographie du genre ou des grandes recherches. Il existe des pistes proposées par des asso. On n’a pas besoin d’un projet à 70 000 euros de refonte de la cour pour faire bouger les lignes. Oui, c’est un peu d’investissement personnel en termes de temps et d’organisation, mais ce temps est largement rentabilisé en apaisement des relations (on sait toutes et tous à quel point la gestion des conflits sur la cour et le stress de la surveillance à chaque récré – crainte des accidents – sont énergivores), et pour l’avenir de nos élèves qui sortiront peut-être de notre école un peu moins formatés…
Propos recueillis par Claire Berest
Espace, Eléonor Gilbert, 2014.
