Sans nous alerter sur son propre questionnement, Bernhard Wenger, jeune cinéaste autrichien, conçoit avec Peacock une fable dérangeante, dans une oscillation parfaitement maîtrisée entre le burlesque (versant humour noir), la satire sociale (implacable) et la tragicomédie (option terrifiante ).
Simple jeu d’enfant, implacable désastre annoncé
Inspiré de l’existence au Japon en particulier d’agences de location d’amis accessibles à une clientèle aisée, l’argument de « Peacock » [paon en français] est simple. Vous avez besoin d’un petit ami cultivé pour impressionner votre entourage ? D’un fils parfait pour forcer l’admiration de vos clients ? D’un répétiteur pour vous préparer à une dispute conjugale ? Louez Matthias, un maître dans sa profession, excellant chaque jour à se faire passer pour une personne différente.
A l’évidence, le récit étrange, avec ses glissements progressifs, crée un suspense quant au devenir de ce caméléon moderne enfermé dans une absence à soi discrètement puis ouvertement intenable.
Bien plus, Bernhard Wenger installe avec une précision glaçante des décors et des intérieurs cadrés en plans larges, souvent dans une fixité prolongée, comme s’il s’agissait de tableaux d’art moderne (en écho aux pentures et objets de style très contemporains de ceux qui les habitent en arbitres de l’élégance).
Et, au fil des missions incongrues de Matthias, acteur chaque jour dans un rôle éphémère devant un public qui l’ignore à l’exception de la cliente ou du client l’ayant payé pour le faire, le cinéaste met en scène méticuleusement des situations inconfortables, ponctuées de moments de burlesque visuel, rythmées par des variations insolites des registres musicaux. Et ses partis-pris génèrent alors une atmosphère ‘surréaliste’ pour aboutir à constat clinique et cinglant sur l’état des relations humaines réduites à un ‘théâtre d’ombres’.
Aussi le « Peacock » inventé par le réalisateur, sorte de paon humain qui a de plus en plus de mal à faire la roue tant il perd de plumes, devient-il à son corps défendant le symptôme de nos sociétés en panne d’émotions et d’échanges authentiques, de représentation symbolique et autres transcendances. Un monde atteint d’un inquiétant renversement des valeurs où celui qui cherche à faire éclater la vérité derrière la mise en scène orchestrée est applaudi comme un performeur de talent.
Mise en abyme du pouvoir du comédien et…du cinéma
Comment jouer en faisant semblant d’être un personnage devant un public qui ne connaît pas la supercherie commanditée par un riche client (et seul bénéficiaire des ‘bons sentiments’ et de la bienveillance que le garçon en location se doit de manifester le temps de sa mission) ? Et ce, tout en entrant dans la peau de Matthias décrit dans le scénario comme un être absent à lui-même, frappé par une extinction des sentiments et des opinions, comme le définit le réalisateur et scénariste ?
Il faut s’accrocher. C’est à cet exercice, complexe, périlleux, enthousiasmant, que le comédien Albrecht Schuch se livre en osmose avec les pistes du cinéaste au fil des repères qu’il se donne pour appréhender ‘l’absence de personnalité’ de Matthias, un manque qui lui permet, dans Peacock d’endosser tous les rôles demandés.
Le travail du comédien s’approfondit lorsque Matthias, alors que ses rôles s’effritent et que le mur d’indifférence se fissure, se retrouve face à lui-même. Sa petite amie l’a quitté, incapable de supporter plus longtemps l’opacité d’un compagnon, imperméable à l’émotion, inatteignable. Le défi, pour Matthias dans la fiction, pour son interprète pendant le tournage, est de taille. Comédien aguerri, Albrecht Schuch s’en sort à merveille.
Il serait cependant criminel de dévoiler la teneur de la séquence finale.
Dans la peau de Matthias, méconnaissable, fendant l’armure en public, le personnage subtilement incarné par Albrecht Schuch, pour la première fois, suscite notre compassion.
Finalement, Peacock se révèle à nous, au-delà de l’attrait du burlesque, de la cocasserie et de l’humour décalé, comme une charge féroce contre le conformisme social, le culte des apparences et le dépérissement de l’empathie, particulièrement prégnant chez ceux qui ont les moyens de se payer des amis de compagnie pour comble le vide de leur existence et conjurer la peur. Sont-ils pour autant les seuls ?
Comédie grinçante, style impeccable, Peacock de Bernhard Wenger, est surtout une fable terrifiante d’une actualité saisissante. Une œuvre qui nous regarde.
Samra Bonvoisin
Peacock, film de Bernhard Wenger-sortie le 18 juin 2025 ; sélection Semaine de la critique, Mostra de Venise 2024, Les Arcs Film Festival/Prix du Public, Festival Musique et cinéma/Prix de la meilleure mise en scène, Marseille 2025.
