Pouvez-vous nous parler des élèves scolarisés en UPE2A, de leur vie avant d’arriver dans la classe ?
Sur le papier, ces élèves sont censés n’avoir pas été scolarisés dans le pays d’origine. En réalité, c’est bien plus complexe. Certains ont été scolarisés mais ça n’a pas marché, ils avaient des difficultés importantes qui n’ont pas été prises en compte, qui leur ont parfois valu des mauvais traitements – certains ont, de ce fait, arrêté l’école.
Beaucoup de ces élèves sont traumatisés par leur parcours migratoire. Bien sûr les élèves venus seuls en bateau, qui ont tous vu la mort de très près. Mais aussi certains élèves venus en regroupement familial, qui n’ont pas toujours été prévenus de leur départ, n’ont pas pu dire au revoir à leurs proches, rencontrent en France une mère, un père qu’ils connaissent à peine… qui parfois a refait sa vie et a eu des enfants plus jeunes qui, eux, parlent, lisent, écrivent en français depuis toujours…
Il y a une violence dans l’accueil qui est fait à ces enfants, les élèves français issus de familles d’immigrés ne sont pas toujours tendres avec les « blédards ». On voit bien le poids, dans les réactions de ces enfants, des préjugés sur les pays d’origine, les langues d’origine.
Cela n’empêche pas que peu à peu, les primo-arrivants trouvent une place et finissent par être perçus comme n’importe quels élèves du collège, certains avec de très beaux parcours de réussite. Et il y a aussi une solidarité qui se crée, notamment quand on a besoin d’un traducteur. Dès lors que les élèves comprennent que ces enfants primo-arrivants seront un jour les parents d’élèves du collège, leur regard change, ils comprennent qu’il y a une continuité, un lien, ils retrouvent le fil de leur propre histoire à travers ces nouveaux venus et en parlent avec fierté.
Quel lien faites-vous entre vos enseignements de lettres et de Français langue seconde ?
Beaucoup d’enfants ont totalement intériorisé les représentations dévalorisantes au sujet du pays et des langues d’origine de leur famille, ils ont honte de dire qu’ils parlent soninke ou bambara – d’autant plus avec les injonctions de « parler français à la maison » et les suspicions de séparatisme qui pèsent sur le plurilinguisme, que nous ne parvenons pas encore à considérer comme une richesse.
Pourtant, ces enfants migrants constituent un miroir grossissant de questions que nous posent la plupart de nos élèves des classes ordinaires. La multiplicité des origines, le poids des données socioéconomiques et socioculturelles dans la réussite scolaire, le rapport aux racines linguistiques et culturelles des familles, la conception de soi à travers le prisme des préjugés sociaux… Il y a aussi la question essentielle de la maîtrise de la langue – dans ces milieux où dominent des profils socioéconomiques moins favorisés que dans des quartiers plus aisés – et celle du plurilinguisme, qui peut être un appui pour les apprentissages et un levier d’intégration scolaire au sens large. Il y a la question de la solidarité et de la coopération avec des élèves perçus comme « différents » : que mettre en place dans une classe pour qu’elle intègre véritablement tous ses membres sans les exclure ni les assigner à un rôle réducteur ?
Je me suis beaucoup intéressée aux pédagogies actives qui travaillent ces questions, cherchent à développer les capacités des élèves à s’organiser, à se soutenir, à réfléchir ensemble à ce qui peut être fait pour que chacun trouve sa place. On voit bien à quel point ces questions dépassent largement la question des élèves allophones et sont au cœur du projet du collège unique. Finalement, réfléchir à ce qui pourrait et devrait être fait pour les élèves allophones, c’est réfléchir à des questions transversales à toute l’école. Malheureusement, nous n’avons pas de temps de concertation pour construire ensemble ces réflexions, les collègues sont surchargés de travail, on gère les urgences et les choses n’avancent que très lentement.
Quel regard portez-vous sur l’inclusion scolaire ?
L’école inclusive est un chantier qui associe une réflexion nécessaire et des intentions louables à des difficultés considérables de mise en œuvre. Elle met les enseignants référents à une place difficile, très paradoxale. Sans être formateurs, nous sommes censés être forces de proposition et personnes ressources pour nos collègues. Sans être présents en classe ordinaire, nous sommes censés y inclure nos élèves et accompagner ces inclusions. Sans temps de concertation, nous sommes censés élaborer avec nos collègues des propositions pédagogiques innovantes. Travaillant avec des élèves encore marginalisés, et par métonymie, l’étant nous-mêmes assez régulièrement, nous devons incarner l’inclusion scolaire dans les établissements, alors que nos collègues croulent déjà sous les difficultés – j’en sais quelque chose, ayant enseigné à la fois en classe ordinaire et en UPE2A NSA pendant 12 ans…
L’école inclusive devrait être une structure flexible et adaptable, mais on voit bien que les conditions ne sont pas réunies pour que ces adaptations puissent toujours se faire dans de bonnes conditions. Et pourtant, ces enfants, il faut bien les accueillir… d’autant plus que réfléchir à ce qui se joue pour eux, c’est se donner des outils plus intéressants et efficaces pour s’occuper de tous les autres.
J’ai bien conscience d’être à un moment de l’histoire de l’école où jouent des forces antagonistes. D’un côté le principe d’une inclusion scolaire systématique, d’une ouverture inconditionnelle à tous les enfants, un véritable aboutissement de la conception universaliste et démocratique de l’école… De l’autre des difficultés considérables liées à un manque de moyens et politiquement, comme on l’a vu cette année, la tentation d’un renoncement au collège unique et à ses ambitions de compensation des inégalités… Nous sommes au centre de l’arène, nous continuons à tenir les murs.
Vous allez passer une formation pour le CAPPEI dans cette optique d’inclusion, n’est-ce pas ?
Le métier est difficile, éreintant parfois, mais reste passionnant – heureusement qu’il y a cette chance de pouvoir continuer à se former et heureusement qu’il y a les enfants. J’espère seulement que, dans les années qui viennent, les enseignants seront à nouveau encouragés à se former massivement, et pas découragés de le faire par des reproches d’absentéisme. L’école inclusive ne se fera pas sans une formation massive des enseignants. Nous avons des formations de qualité qui existent, il faut que nous puissions être nombreuses et nombreux à les suivre avec la bénédiction de notre institution, si l’on veut que les choses évoluent dans le bon sens, pour tous les enfants.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
