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Vous imaginez un film de fiction, aussi passionnant qu’un thriller, aussi aérien qu’une comédie romantique, uniquement préoccupé des émois du cœur et des aventures du désir dont le héros-narrateur n’en finit pas d’analyser à voix haute les infimes variations ? Lorsque « Le Genou de Claire » reçoit en 1970 le Prix Louis-Delluc et un grand succès public, Eric Rohmer son auteur n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Le cinquième épisode de la série des « Six Contes moraux » met en effet en scène le séjour d’été de Jérôme, diplomate en poste à Stockholm, venu sur les bords du lac d’Annecy, passer quelques jours de vacances. Il y retrouve Aurora, une amie romancière et fait la connaissance de deux jeunes filles. La cadette, Laura dit tomber amoureuse de lui et il prétend la ramener à la raison. L’ainée, Claire, suscite en lui un trouble inattendu au point qu’il se fixe l’objectif ‘insensé’de toucher son genou. Avec la complicité de l’écrivaine qui compte faire de cet exploit la matière de son prochain roman. A partir d’une intrigue aussi minuscule en apparence, comment le cinéaste parvient-il à nous tenir en haleine ?

Chronique d’un été au bord du lac

La montagne majestueuse surplombe les eaux tranquilles du lac d’Annecy. A bord d’un petit bateau de plaisance à moteur, le conducteur passe sous un pont où l’on devine la silhouette d’une femme debout. Les deux, réunis sur le pont en question, se retrouvent par hasard : ils se sont connus à Bucarest six ans auparavant. Une idylle peut-être mais ce n’est pas dit. Jérôme (Jean-Claude Brialy), 35 ans, attaché d’ambassade, parle à son amie romancière d’origine roumaine, Aurora, (Aurora Cornu) avec une familiarité amicale. Cette dernière lui présente sa logeuse Madame Walter (Michèle Morel). Un peu plus tard, dans le jardin ensoleillé, sous le chant des oiseaux, devant la grande maison en bordure du lac, surgit une fille de Madame Walter, Laura (Anaïs Romand), lycéenne de 16 ans, vive et franche, qui n’a pas la langue dans sa pôche. Elle évoque sans hésiter le projet d’une vengeance imminente (les vacances sont dans quelques jours) à l’encontre du professeur de Français qui la fait pleurer.

A un autre moment, Jérôme fait visiter à Aurora la maison familiale qu’il envisage de vendre et s’arrête devant une fresque murale représentant Don Quichotte. Il confie sa décision de se marier à Stockholm avec Licinde car il s’en croit capable et est devenu ‘indifférent aux autres femmes ‘. L’amie roumaine, pour sa part, lui dit vivre seule, pour le moment.

Quelques jours passent, indiqués chacun en écriture manuscrite sur un fond de couleur. Sur le court du tennis proche, Aurora attend Laura qui, confie-t-elle à notre vacancier désoeuvré, est tombé amoureuse de lui, lequel affirme n’en rien croire.

Commence pourtant sous nos yeux un étrange jeu d’approche, de gamineries frondeuses en ‘vérités’ adultes, entre Laura et Jérôme. Ce dernier semble garder une distance contrainte transformant les élans de la jeune fille en geste amicaux partagés. Une proximité se crée cependant, dans l’herbe, au bord du lac avec le bruit des vagues et le chant intermittent des oiseaux. Et ce, dans un échange de paroles quasi ininterrompu. La jeune fille paraissant maitriser le langage avec un étonnant mélange de naturel et de sophistication, de même que son partenaire de promenade se raconte et commente ses propres sentiments avec une précision et une assurance surprenante. D’autres gestes plus entreprenants se produisent, un baiser rapide au cours d’une escapade à la montagne, contredits par les propos de l’un (appel à la prudence et à la raison) ou de l’autre (‘ j’aimerais être amoureuse pour de bon’).

Autant de signaux trompeurs ou de fausses pistes avec lesquels le cinéaste nous embarque dans son conte moral, comme si nous devions nous méfier des paroles des protagonistes, a fortiori lorsqu’il s’agit du héros et narrateur de sa propre vie.

Vérités et mensonges, aveuglement et secrets

Nous en sommes encore à nous demander ce qui se passe entre la lycéenne de 16 ans et le beau parleur de 35 ans, lorsqu’apparaît en maillot de bain deux pièces et cheveux blonds déliés Claire (Laurence de Monaghan), demi-sœur de Laura et fille aînée de Madame Walter. Polie, indifférente au charme de l’homme qui se présente, se jetant dans les bras de Gilles, l’amoureux qui vient d’arriver en voiture à la villa. Jérôme en est sûr et il avoue sa découverte à Aurora. Cette jeune fille le trouble. Aiguillé par la romancière, il formule à voix haute devant elle le but (pour le moins déroutant) qu’il s’impose : toucher le genou de Claire qu’il a vu bêtement caressé par Gilles, le flirt méprisé. Avec la possibilité de faire de cet ‘exploit’ la matière du livre que l’écrivaine a entrepris et dont, se persuade-t-il, il est le sujet.

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises ni Jérôme au terme des faux-semblants et des ‘contes de fées’ que se raconte ce séducteur à l’a prétendue audace, des contes pour faire durer la partie, comme dirait Jean-Luc Godard, cinéaste et compagnon de la Nouvelle Vague.

Aux spectateurs découvrant pour la première fois ‘Le Genou de Claire’, nous tairons les circonstances (romanesques et cyniques) qui amènent Jérôme à toucher le genou d’une Claire, en pleurs et transie de froid. Et notre fanfaron ne tarde pas à jouir du récit de son (petit) triomphe auprès d’Aurora, confidente et complice. A travers un geste accompli comme un exorcisme, Jérôme échappe donc sans le dire ni en avoir réellement conscience à l’accomplissement de son désir. Il contourne ainsi la peur que lui inspirent l’acte sexuel et le désordre ainsi engendré. Il piétine aussi un rêve d’amour. Il peut alors revendiquer à voix haute à quel point il lui a fallu ‘du courage, beaucoup de courage’ pour réaliser cet ‘acte de volonté pure’. La confidente a beau qualifié de charmante et d’anodine à la fois l’histoire contée de cette façon, le héros autoproclamé vante ouvertement les vertus de son action : ‘le corps de cette jeune fille ne m’obsède plus du tout’. Il est resté fidèle. Il peut maintenant épouser Licinde. Et nous assistons, après son départ, à une ultime scène, vue par Aurora de son balcon, ouvrant au mystère des amours adolescentes.

Mise en scène libre et ouverte

Avec cette comédie, légère et profonde, aux accents discrètement tragiques, variations sur les impasses du désir et les pièges de l’amour, une part irréductible de secret affleure : le visible (ce que croit voir le narrateur), l’invisible (ce que ns croyons voir et que le narrateur ne voit pas). ‘Les héros d’une histoire ont toujours les yeux bandés’, comme le signale Aurora à son vieil ami. Un homme qui parle et parle encore pour colmater en lui les brèches ouvertes par le désir.

Un miracle se produit cependant et bien des mystères demeurent. Nous cédons aux charmes du « Genou de Claire », comédie et drame, conte moral où le protagoniste (malicieusement interprété par Jean-Claude Brialy) remporte une piètre victoire sur le désir, se vit et se raconte comme un héros courageux et volontaire, survivant inconscient à un rêve d’amour impossible. Et pendant ce temps-là, ce que nous devinons dans l’image ne se limite pas à ce que Jérôme y a vu. Comme si d’autres secrets étaient à déchiffrer, dans le cœur de Claire, amoureuse obstinée d’un garçon inconstant, dans le cœur de Licinde, la lointaine promise, restée hors-champ, par exemple ?

Samra Bonvoisin

« Le Genou de Claire », film d’Eric Rohmer-arte.tv jusqu’au 12 octobre 2020