propos recueillis par Jean-Pierre Crespin
Interview de Bernard Collot auteur de : Une école du 3ème type ou « La pédagogie de la mouche », l’Harmattan
Bernard Collot vient de publier « Une école du 3ème type » aux éditions de l’Harmattan. Dans ce livre de pédagogie vécue (plus de 40 ans de pratique), il met les processus au centre de son discours. Mais qu’est-ce exactement qu’un processus… d’apprentissage. Doit-on préférer cette dénomination à celle de « stratégie » qui fait florès chez les chercheurs en Sciences de l’Éducation qui… cherchent sans doute beaucoup mais ne trouvent peut-être pas énormément de réponses immédiates. D’ailleurs, hors l’imagerie médicale en neurosciences qui rend compte de ce qui se passe dans les assemblées de neurones impliquées, il n’y a peut-être rien à trouver. Il suffit à présent d’observer comme le recommande Georges Charpak : mettre la main à la pâte. Essayer de savoir un peu où se passent ces choses si mystérieuses que sont la lecture, l’écriture, l’exercice de la raison. Ça rassure une fois qu’on le sait ! Bernard Collot n’élude pas cet aspect théorique qu’il traite en une soixantaine de pages dans un chapitre intitulé « Quelques éléments théoriques… et de bon sens ».
C’est un vrai bonheur que de lire ce livre aussi rafraîchissant qu’humaniste. Bonheur que celui d’enseigner autrement et bonheur d’apprendre pour soi et par soi…
Alors CP ou CM2, ça n’a plus d’importance ! Du moment que le maître ou la maîtresse « nourrit » les ‘processus’ des enfants heureux d’apprendre… Une mouche ou une araignée suffiront à allumer le feu de la curiosité sans fin. D’où le titre exact: Une école du 3ème type ou « La pédagogie de la mouche ».
Le café pédagogique a interrogé Bernard Collot au sujet de cette « École du 3ème type »:
JPC (Café): Bernard Collot vous utilisez fréquemment le terme « processus ». Que représente-t-il pour vous dans les apprentissages des enfants de 2 à 12 ans ?
BC: Lorsque je tourne la clef de contact de ma bagnole, miracle, le moteur tourne. Je sais vaguement qu’il y a eu fermeture d’un circuit électrique, production d’une étincelle qui etc. etc. Il y a eu un ensemble d’opérations qui ont conduit au miracle. Si cela ne marche pas, le garagiste qui lui connaît tout le « processus » de mise en route saura exactement à quel endroit il y a blocage du processus et il réparera mon moteur. Le directeur de l’usine et ses ingénieurs connaissent bien les processus de fabrication de ma bagnole, grosso modo ce seront d’ailleurs les mêmes que pour celle de mon voisin d’une autre marque. Même s’ils est passablement compliqué, dans le monde de la mécanique il y a un processus identifié qui conduit à la sortie de centaines de mécaniques identiques, c’est à dire un résultat préalablement déterminé.
Dans le monde du vivant, il y a bien aussi processus. Il n’est même fait que de processus sans fins ou cycliques. Le problème c’est qu’ils sont d’une complexité infinie, étroitement interdépendants les uns des autres, que l’aléatoire y a une part essentielle et qu’il est impossible de vouloir en extraire un pour pouvoir le reproduire et le maîtriser. On ne peut avoir qu’une idée assez grossière de ce qu’ils peuvent être. Par contre on peut connaître un certain nombre de conditions qui favorisent leur enclenchement ou leur développement. Je sais que mes salades auront besoin d’eau pour germer, que mes bruyères se développeront mal dans un sol trop calcaire contrairement à ma touffe de buis.
N’importe quel apprentissage fait simplement partie du développement d’un être vivant (humain) dans un terrain vivant particulier (société). Il est l’aboutissement d’un processus qui a la complexité des processus vivants. Vouloir démonter l’objet de l’apprentissage (la bagnole !) pour établir un processus de remontage vaut pour la mécanique et quand l’objet est extérieur au sujet. C’est ce que fait la didactique en démontant chaque matière. Mais l’apprentissage, tout au moins pour les enfants dans ce qu’on appelle apprentissages fondamentaux, consiste en une auto-construction. La résultante de l’apprentissage c’est la complexification de leur personne et non une connaissance que l’on rajoute dans ses poches. Les processus sont de l’ordre du vivant.
Plutôt que de conduire des processus que j’ignorais, que je savais forcément différent suivant chaque enfant, chaque situation d’enfant, je me suis attaché essentiellement aux conditions qui pouvaient favoriser leurs déclenchements et leur évolution. Il est impossible qu’une autre personne que l’enfant déclenche un processus d’apprentissage. Elle peut juste le favoriser ou l’empêcher. Mais bien sûr que la connaissance par l’enseignant du démontage de l’objet de l’apprentissage (les matières), la didactique, n’est pas inutile dans la fonction d’aide. Mais les processus d’apprentissage ne sont pas celui qui a permis de constituer son objet (matière,… bagnole !)
J’étais tout simplement et tout bêtement pragmatique.
JPC: Vous définissez un certain nombre de langages en tant qu’outils neurocognitifs nécessaires à la communication. Ces langages recouvrent-ils selon vous toutes les potentialités cérébrales des enfants qui apprennent ?
BC: Il faut s’entendre sur le terme communication. Pour ma part je l’ai pris dans son sens de circulation de toute information préhensible par les sens à l’intérieur d’un système vivant, entre ce système et son environnement, entre systèmes vivants. Dans la mesure où elle provoque interaction, c’est à dire modification (ou évolution) de l’émetteur comme du récepteur. Les langages étant les outils cérébraux créés par la communication et la permettant.
Nager par exemple est alors bien un langage : communication avec l’élément aquatique et possibilité d’y évoluer. C’est bien aussi une potentialité cérébrale. Lors des premières expériences d’apprentissage massif et systématique de la natation en grand bassin, beaucoup d’enseignants ont été très surpris de constater qu’après la piscine certains enfants faisaient des progrès… en orthographe ! On peut se dire qu’il s’était peut-être passé quelque chose… dans le cérébral bien que je sois bien incapable de dire quoi, mais peu importe.
N’importe quelle information va-t-elle mobiliser tous les langages, donc toutes les potentialités ? Comme Hubert REEVES je dirais qu’elle tombe dans un océan de possibles. Suivant l’état de l’enfant, les circonstances, le contexte, elle pourra être traitée par le langage corporel, oral, écrit, mathématique, scientifique, graphique, pictural etc., ou par aucun ! Toujours simplement pragmatique, mon souci a donc été d’aménager la classe, ses outils, son organisation de telle façon à favoriser ce traitement de l’information, à provoquer l’utilisation des langages dévolus à l’école ou nécessaires dans un monde plus large que celui de la famille, du voisinage ou de la rue.
JPC: Il semble bien que vous situiez l’école dans une perspective systémique. Vous parlez de « structure dissipative ». Pouvez-vous expliciter ce concept en quelques mots ?
BC: Tous les systèmes, vivants, minéraux sont structurés. Toutes les classes quelles qu’elles soient sont structurés. Le rôle d’une structure étant de maintenir le système dans son état. Cela posait d’ailleurs un problème théorique pour la thermodynamique classique qui opposait l’ordre au désordre. Ilya PRIGOGINE a alors inventé le concept de structure dissipative. Grosso modo, dans ce type de structure, le désordre (ce que ATLAN appelle le bruit) crée de l’organisation ou une nouvelle structuration. La structure n’est plus immuable. C’est d’ailleurs le propre de la structure de chaque enfant sinon il n’apprendrait pas puisque chaque apprentissage le modifie.
Une classe traditionnelle a une structure de type minéral ou cristalline. Aucune information extérieure non prévue ne doit pouvoir troubler ou modifier l’ordre établi (emploi du temps, programmation, rangées, etc.). Or, cet ordre est pratiquement impossible à maintenir dans une classe unique. Le succès incompréhensible des classes uniques peut alors trouver une explication : c’est par la force des choses une structure dissipative et c’est cette dissipation, que l’on peut prendre alors dans son sens commun, qui provoque une structuration des enfants (apprentissages) qui échappe au maître.
Ilya PRIGOGINE venait de me donner la clef théorique qui me manquait quant à la cohérence de mes pratiques. La structure de ma classe devait être consciemment dissipative si je voulais que n’importe quelle information puisse provoquer utilisation des langages et leur évolution (structuration). C’était alors l’activité provoquée par l’information et son traitement qui provoquait l’organisation . D’autre part, dans la classe, le pot de fleur, le jardin, le coin bar, le salon de lecture, le bric à brac, la mare, la mouche sur la vitre… la possibilité pour les enfants d’aller et venir, de se rencontrer, de rencontrer un environnement, tout cela était autant d’entrées possibles de l’imprévu, de la dissipation.
JPC: Pour vous, l’hétérogénéité des petites structures (classes uniques ) est une richesse et une ressource. En quoi et comment peut-elle être profitable à l’ensemble ?
BC: Les langages permettent d’accéder à des espaces et des mondes de plus en plus larges. Ils élargissent les cercles de chacun. Dans une structure où vit un groupe hétérogène une multitude d’espaces existent ainsi « pour de vrai » ! Par exemple, le petit qui n’accède pas encore au monde de l’écrit le voit pourtant exister, comme dans sa famille il voyait ses parents marcher, parler. La motivation de l’apprentissage c’est alors accéder à un monde qui existe, élargir ses cercles dans ceux qui l’entourent, explorer et appartenir à ses cercles. L’horizon de l’enfant est visible. Et le petit apporte aussi ses propres mondes aux autres, par exemple celui de l’imaginaire. Souvent l’utilisation d’un langage en fait oublier un autre.
L’autre apport essentiel est pour moi la facilité de la reconnaissance de chacun. Le grand, aussi peu avancé soit-il dans un langage, pourra toujours apporter quelque chose à un plus petit dans ce langage, donc être reconnu, exister. Nous sommes faits de langages ou nous n’existons que par les langages. Encore faut-il que l’on nous y reconnaisse. La reconnaissance est pour moi un préalable incontournable à l’évolution de chacun.
De ce fait l’hétérogénéité va rendre possible la complémentarité en lieu et place de la concurrence. Elle provoque ainsi une dynamique.
JPC: Vous parlez de « compagnonnage » alors que Michel Monot, l’initiateur de la PMEV (Pédagogie de Maîtrise à Effet Vicariant) utilise le terme de vicariance. S’agit-il de pratiques coopératives réellement différentes ?
BC: J’avoue avoir quelque mal à rentrer dans le concept de Michel. La vicariance (le vicaire qui peut remplacer l’autre) me fait un peu penser aux effets de compensation. Dans la pratique cela se traduit, me semble-t-il, par une méthodologie. Mais ce n’est probablement qu’une approche différente prenant en compte les mêmes fondements. J’ai utilisé le terme de « compagnonnage » surtout en ce qui concerne l’autoformation des enseignants. Il n’est pas forcément plus exact lui non plus puisque les « compagnons » avaient des « maîtres ». Or ce que je crois seul efficace, c’est le croisement de l’expérience (dans son sens de vécu), du tâtonnement, de l’interrogation. Ceci s’effectue dans la parité absolue, l’enseignant débutant apportant autant sinon plus au chevronné. Exactement de la même façon que les enfants en classe. Il n’y a alors pas besoin de structures préalablement coopératives. Simplement des espaces, y compris virtuels, dans lesquels on se retrouve et où on se reconnaît. Dans ses espaces, il s’agit simplement de créer alors les lieux de rencontre, comme par exemple la liste télématique listecolfr. En ce qui concerne les adultes, cet espace est d’ailleurs exceptionnel… et il n’y a pas de « conseil coopératif » !
« Ni dieux, ni maîtres » cessant d’être une devise idéologique, ce pourrait bien être le fondement de l’efficience cognitive et sociale !
JPC: Que pensez-vous des récents apports de l’imagerie médicale dans la connaissance effective de ce qui se passe dans la ‘boîte noire’ qu’est le cerveau de chaque élève ?
BC: Je lui trouverais un côté positif et un côté négatif. Pour ce qui est de positif, et dans la mesure où l’on lie le terme « scientifique » à celui « d’incertitude » (la certitude c’est le domaine du religieux ou de l’idéologie) cette connaissance nous ramène à plus d’humilité face aux enfants, nous empêche de nous réfugier dans le rôle d’accusateurs (« c’est un paresseux, un fauteur de troubles… »), nous fait apparaître la complexité biologique. Elle est alors un éclairage utile qui provoque plus d’interrogations que de réponses (exemple le problème de la dyslexie). Cela devient négatif si à partir de cela on veut construire une pédagogie « scientifique ». Il faudrait alors réduire la complexité à quelques-uns de ses éléments, ce que personne ne peut faire. La complexité, je pense qu’il faut la permettre, ce qui n’est déjà pas facile, plutôt que vouloir la maîtriser. Dans un autre domaine l’utilisation systématique des connaissances biologiques ont conduit à l’agriculture industrielle. On sait maintenant qu’elle n’aboutit pas aux effets escomptés et qu’elle produit des dégâts collatéraux colossaux et quasi irréversibles.
JPC: Que vous a apporté l’expérience des Arbres de Connaissances et que pensez-vous des possibilités de développer une « intelligence collective » dans des groupes humains et bien sûr dans des groupes d’enfants ?
BC: Je n’ai pas utilisé l’outil informatique des Arbres de Connaissances dans ma classe ! Les AdC, cela a d’abord été une rencontre due au hasard, ce fameux hasard source de l’univers si on en croit Albert JACQUARD. Rencontre avec Michel AUTHIER dans un colloque que j’organisais. Moi découvrant qu’il avait inventé l’outil permettant de concrétiser la philosophie qu’il avait mis au point avec Pierre LEVY et Michel SERRES. Lui découvrant que dans une petite école de campagne on pouvait s’approcher de la société pédagogique de Michel SERRES. L’outil des AdC était aussi inutile dans une classe unique comme la mienne (et il y en a beaucoup de semblables) qu’il pouvait l’être dans une microsociété amazonienne qui sont en elles-mêmes des Arbres de Connaissances.
Mais c’est dans les groupes soit plus importants, soit plus enfermés et prisonniers de leurs structures, de leurs représentations ou stéréotypes, que l’outil des Arbres de Connaissances peut jouer un rôle important. Il s’agit alors d’établir, de rétablir ou d’améliorer la reconnaissance de chacun, le pouvoir de se reconnaître soi-même et de se faire reconnaître. Un collectif n’existe que si chaque individu existe, est perçu par les autres et peut les percevoir. Alors la communication, l’interrelation peut s’enclencher. On en revient sans cesse au point de départ, que ce soit de la cognition ou de la psychanalyse : l’identité. Lorsque ce courant est amorcé, il conduit à la constitution d’un groupe qui est en lui-même une entité, un système vivant producteur comme chaque système qui le constitue d’une vie et d’une pensée propre. Il y a rétroaction permanente entre le collectif et les individus, même si leurs intérêts peuvent être différents, les deux devant être satisfaits. Je crois que cela est fondamental. L’objectif du collectif « classe » est apprendre. Ce que cherche à satisfaire chaque enfant dans ce collectif n’est pas forcément « apprendre ». Ce peut être rire, se faire plaisir à chercher, inventer, avoir des copains, se raconter etc. Dans tous les cas il aura intérêt à se faire connaître et à bénéficier de la connaissance des autres pour ses propres entreprises. Son intelligence dépendra de celle des autres et apportera aux autres. La mutualisation n’a même pas besoin d’être formulée.
Les Arbres de Connaissances, objet neutre, peuvent vraiment permettre d’établir ou de rétablir des circuits, donner conscience et visibilité de ce que l’on est et de ce qu’est le groupe auquel on appartient. En ce sens ils peuvent être outil de déblocage ou de rupture. C’est lorsque l’on en a plus besoin qu’ils ont réussi.
Ce que j’ai retenu de ma longue aventure professionnelle comme des innombrables échanges avec mes collègues (mes pairs, mes compagnons…) qui eux se poursuivent toujours, c’est que la route sera longue pour que l’ Education soit enfin une fonction de la Société assurée naturellement et harmonieusement. Ce d’autant qu’elle est indubitablement liée à l’harmonie de cette même Société, et je crois que l’éducation en sera le principal moteur. Ce sont les enfants que nous éduquons qui en feront ce qu’eux seront capables d’en faire, sûrement différente de nos divers phantasmes.
À ce long tâtonnement, tous les enseignants, absolument tous les enseignants participent. L’étonnant bouillonnement des listes de diffusion, la floraison et la richesse de sites comme le café pédagogique me remplit d’optimisme. L’intelligence collective faite aussi de tolérance et surtout d’écoute est bien une réalité. Mais les parents, les citoyens eux aussi devront être intégrés dans ce qui plus qu’une école deviendra une entreprise éducative. Il faudra aussi que cet ensemble ait la capacité d’obtenir les conditions favorables à ce qu’un milieu devienne éducatif, ne serait-ce que scinder les macro-structures scolaires, disposer d’espace. C’est probablement le challenge de la prochaine décennie.
J’ai appris aussi que l’on peut toujours faire reculer les limites du possible. Actuellement un certain nombre d’enseignants en milieu urbain se sont résolument engagés dans les cycles en constituant des classes hétérogènes et surtout en ôtant peu à peu la barrière de contraintes souvent fictives qui empêchent d’avancer. Ce qu’ils font est beaucoup plus difficile que ce que j’ai pu faire moi-même parce qu’a priori ils n’ont pas toutes les conditions favorables que j’avais. Déjà des convergences apparaissent. Ce sont les convergences de tous les enseignants, qu’ils soient de classes uniques ou urbains, débutants ou chevronnés, à l’origine traditionnels ou modernes, qui constitueront les repères solides sur lesquels l’école pourra avancer. A condition que chacun ose rendre son tâtonnement visible, ose théoriser sur ses pratiques, ose les confronter à celles des chercheurs. Je crois qu’une longue marche, débutée au début de l’autre siècle, est en train de s’amplifier.