Dossier spécial
Il fait bon vivre à Limoges, ville paisible et tranquille, au centre historique d’une rare beauté. Au delà de la qualité de la gastronomie limougeaude, la capitale de la Corrèze recèle un joyau inconnu du public, mais néanmoins surprenant :
Son université, et tout particulièrement le directeur de l’UFR de grec ancien, Jean-Pierre Levet.
Qui eût dit que l’Empire du Milieu et celui du Soleil Levant eussent envoyé des délégations au coeur même du territoire limousin ? C’est pourtant d’ici que s’est constituée une filière pour le moins insolite : de jeunes japonais et de jeunes chinois viennent y étudier les langues anciennes ! Bien plus, des partenariats ont été signés entre des universités japonaise et chinoise d’un côté, et l’université de Limoges de l’autre.
Mais laissons plutôt la parole à Jean-Pierre Levet, l’auteur de cette extraordinaire genèse.
LA CHINE
On ne peut pas s’intéresser au Japon et à l’Extrême-Orient sans accorder une attention soutenue à la Chine, à sa civilisation, ses langues et sa littérature.
Il y a une dizaine d’années, une étudiante originaire de Taïwan, Madame Ting-li Taï (aujourd’hui Mme Taï- Masgnaud), s’est inscrite en DEA et m’a demandé de diriger son mémoire, en me précisant qu’elle souhaitait travailler sur un sujet de linguistique contrastive portant sur le chinois et sur les langues indo-européennes. Devenue doctorante, cette jeune femme brillante a accepté, sur la demande du doyen de l’époque, de dispenser une initiation au chinois, qui a attiré plusieurs dizaines de jeunes limougeauds. Ensemble, nous avons rédigé un petit manuel, que les Presses Universitaires du Limousin (PULIM) ont accepté d’éditer (1997, un deuxième tirage a été fait en 2000).
Le cours de chinois aété par la suite maintenu et confié à d’autres personnes travaillant sous mon autorité.
Des recherches ont été conduites en commun. A notamment été lancée la réalisation du projet de dictionnaire des langues classiques de l’Orient et de l’Occident (voir Nouvelles Technologies d’Information et de Communication, Actes du Congrès de l’Association Guillaume-Budé (Limoges, août 1998), publiés par Y. Liébert et J.-P. Levet, pages 123 à 134).
C’est par l’intermédiaire de Mme Taï que je suis entré en relation avec un universitaire taïwanais, le professeur Chin Day-Hsi, de l’Université Nationale Centrale de Chung-Li.
Désireuse d’envoyer en France, chaque année, un certain nombre de ses étudiants de troisième année pour qu’ils complètent leur apprentissage du français, cette université a signé avec celle de Limoges, en 1995, une convention. Le professeur Chin et moi sommes responsables de son application. Elle porte sur la recherche, l’envoi de documents scientifiques et pédagogiques ainsi que sur l’échange d’étudiants (en sciences du langage, français, philologie et littératures classiques). Le nombre d’étudiants taïwanais présents à Limoges est variable d’une année à l’autre. Actuellement, nous avons le plaisir d’en accueillir neuf. Aucun d’entre eux ne travaille directement sur les langues anciennes, mais certains suivent quelques heures des départements de latin et de grec.
Un assistant de l’Université de Xi’an, l’ancienne capitale impériale, terme de la route de la soie, M. JIA Baojun, m’a contacté en 1999 pour savoir s’il était possible de venir faire des études doctorales à Limoges.
Il a préparé sous ma direction un DEA qui a été jugé excellent, ce qui lui a permis d’obtenir une bourse européenne pour préparer une thèse dans laquelle il étudie le texte latin de la Consolation de Boèce et quelques-unes de ses traductions françaises, tout en préparant une version chinoise, accompagnée de commentaires linguistiques comparatifs et contrastifs.
Par l’intermédiaire de ce doctorant, je suis entré en contact avec le doyen Hu, de Xi’an, et une convention a été signée entre nos deux établissements, en 2000. Elle prévoit des échanges divers.
Plusieurs doctorants autres se sont inscrits à l’Université de Limoges, après avoir commencé leurs études à Xi’an. J’ai dirigé le mémoire de DEA de l’un d’entre eux sur des thèmes de linguistique contrastive. Les autres s’intéressent à la sémiotique, sous la direction du professeur J. Fontanille.
En 2002, nous avons créé, M. Jia, un ancien doctorant et moi, une nouvelle collection aux PULIM, celle des « Classiques pour Xi’an et pour la Chine ». Le sous-titre en est « Les sagesses grecques et latines présentées en français et en chinois ».
Le premier volume, paru en juin 2002, est une traduction en français et en chinois, accompagnée de brefs commentaires en français, du Contre les Sophistes d’Isocrate. Il doit constituer un outil pédagogique dont se servira M. Jia lorsqu’il aura repris son poste à l’Université de Xi’an. Le deuxième tome (Hésiode, Travaux et Jours) est en préparation. Il sera achevé et publié en 2003.
Plusieurs étudiants chinois, de Taïwan et de Chine continentale, suivent avec assiduité mes cours de sanskrit et de grammaire comparée.
Les projets sont nombreux, mais malheureusement le temps fait défaut pour les réaliser.
Nous avons beaucoup à recevoir de l’Extrême-Orient et de ses richesses culturelles, mais nous avons aussi beaucoup à lui apporter et en tout premier lieu la connaissance de ce qui fait le fondement de notre civilisation, cet humanisme gréco-latin auquel nous sommes attachés. Si nous renoncions ici, en Europe, à l’étude de cet héritage, qui donc en transmettrait le contenu aux autres peuples de la planète et leur enseignerait qu’il fait partie, comme leurs propres sagesses, d’un patrimoine commun à toute l’humanité ?
LE JAPON
Originaire de Limoges, qui n’était pas encore, au début des années 60, une ville universitaire, j’ai fait mes études, jusqu’à l’agrégation de grammaire, à Poitiers, dont la Faculté des Lettres et Sciences Humaines ne dispensait aucun enseignement concernant les langues orientales, mais j’ai eu la chance de me lier alors d’amitié avec un jeune Japonais, Susumu Kudo, venu en France compléter ses études par l’apprentissage de l’occitan médiéval sous l’autorité de Pierre Bec, professeur de linguistique romane.
C’est ainsi que, grâce à cet ami, qui allait devenir le professeur Kudo, j’ai commencé à m’intéresser activement au japonais.
A la fin des années 80, plusieurs collègues japonais, dont le professeur Kudo et le professeur Mitsuta, ont fondé un cercle d’études homériques à l’Université Meiji Gakuin de Tokyo. Ils m’ont invité, en 1988, à dispenser chez eux un enseignement de philologie classique. J’ai ainsi commenté des passages du chant IX de l’Iliade et proposé des leçons de linguistique historique et comparée.
Dans les vingt dernières années, j’ai publié plusieurs articles (sur Homère, sur le gaulois et le celtique, sur l’enseignement des langues anciennes en France, sur des auteurs médiévaux, Gerbert d’Aurillac, Pierre d’Espagne etc.) dans la revue Gengo Bunka (Langues et Cultures), publiée par l’Université Meiji Gakuin.
En 1987, cette Université et l’Université de Limoges ont signé une convention de coopération. Depuis cette date, régulièrement, des étudiants japonais viennent à Limoges préparer une maîtrise de Lettres Modernes, d’Histoire ou de Lettres Classiques. Leur nombre est variable : ils sont onze actuellement. Depuis que cet échange existe, aucun étudiant japonais n’est reparti à Tokyo sans avoir obtenu le diplôme postulé. Plusieurs sont revenus, après avoir achevé leurs études au Japon, préparer un DEA à Limoges.
A Tokyo, j’avais eu le plaisir de faire la connaissance d’un jeune étudiant, M. NOTSU Hiroshi, qui m’avait fait part de son intention de travailler un jour sous ma direction et donc de faire des recherches à Limoges.
Ce projet s’est réalisé. M. Notsu est venu à Limoges, où il a obtenu un DEA avec mention Très Bien sur « Les origines de la comédie attique ».
Pendant son séjour à Limoges, M. Notsu, à la demande du doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, a créé un enseignement de japonais, qui a immédiatement attiré de nombreux étudiants. Cet enseignement a été repris par d’autres doctorants travaillant sous mon autorité. Il est suivi cette année par une vingtaine d’étudiants
Nous avons, M. Notsu et moi, rédigé un manuel d’initiation au japonais, qui a été publié par les Presses Universitaires du Limousin (PULIM, en 1999, un deuxième tirage a été fait en 2001)
En 1991, le professeur Kudo est devenu docteur honoris causa de l’Université de Limoges, ce qui a renforcé les liens existant entre les deux établissements et leur coopération.
Celle-ci s’est notamment traduite, en 1995, par la signature d’une convention, dont l’article I a le contenu suivant : « L’université Meiji Gakuin de Tokyo et l’Université de Limoges décident d’assurer conjointement la publication d’une revue annuelle intitulée TÔZAI [Orient/Occident].
Nous sommes, S. Kudo et moi, co-directeurs de Tôzai. La publication a pris un peu de retard, puisque c’est le numéro 6 seulement qui est en préparation.
Le travail de notre équipe et du centre de recherches sur les proto-langues, que j’ai fondé à l’Université de Limoges en 2001, a été reconnu par le CNRS, puisque nous avons été admis à participer, conjointement avec des généticiens de l’Académie d’Aix-Marseille, au programme de recherche « Origines de l’Homme, du Langage et des Langues » (OHLL, sous la direction du professeur Hombert), avec un intitulé de recherche très vaste, qui est « Eurasiatique, nostratique et au-delà ».
Un volume récent (2001) de Gengo Bunka a été consacré à l’importance de la culture humaniste dans le monde d’aujourd’hui, au service de l’ensemble de la famille humaine.
J’aimerais pouvoir consacrer plus de temps à toutes ces activités qui me lient au Japon. Mais il n’est pas facile de s’intéresser aux sagesses et aux cultures de l’Orient et en même temps à celles de l’Occident, en considérant qu’elles constituent des composantes complémentaires d’un unique patrimoine de l’humanité entière, qui malheureusement n’en a pas toujours clairement conscience, et de tenter d’élargir le champ de la grammaire comparée à des entités linguistiques hypothétiques, telles que l’eurasiatique et le nostratique, situées dans l’amont chronologique de l’indo-européen.
Les Grecs parleraient peut-être, devant un tel programme, de « démesure », mais j’ai eu la chance et le grand bonheur de pouvoir au moins commencer à en réaliser une très infime partie, tout en enseignant le grec et la grammaire comparée de la manière la plus classique qui soit.
Université de Limoges, Faculté des lettres et des sciences humaines,
http://www.flsh.unilim.fr/index.html
UFR de Grec et de langues orientales
Jean-Pierre LEVET
Directeur
Tel. 05 55 45 57 29
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jplevet@inext.fr
Reportage réalisé par Robin Delisle