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Bernard SchneuwlyBernard Schneuwly

Reconnu comme un des meilleurs experts de la pensée de Vygotski, Bernard Schneuwly entend cependant porter un regard exigeant sur ce qu’on fait dire au psychologue russe. Il cherche notamment à comprendre en quoi certains raccourcis, largement relayés par certains vulgates hâtives, peuvent risquer le contresens : faute de s’appuyer d’abord sur les contenus disciplinaires, l’excès de focalisation sur les « compétences », sur les « interactions » peut devenir contre-productive pour les apprentissages des élèves et leur développement.

Écoutez également l’interview de Bernard Schneuwly en cliquant sur le contrôle sonore en bas de page.

Est-il possible de faire le point sur vingt années de productions de textes sur l’influence de Vygotski et les recherches en didactique ?

Dès le début (75-80), on peut distinguer deux « filons » :

– le filon « socio-constructiviste », issu de la tradition anglo-saxonne. Au départ, l’influence piagétienne s’intéresse au « socio » : les interactions entre élèves, entre enfant et mère, et la négociation des significations qui y surgissent. C’est l’apprentissage qui constitue l’objet d’intérêt du chercheur, pas le développement. Ainsi, une Québécoise, Legendre, s’appuie sur Vygotski pour construire le plan d’enseignement, essentiellement dans une perspective socio-constructiviste : on minimise le contenu pour mettre l’accent sur l’interaction. Le rôle du maître est le « guide », l’accompagnateur… Les outils servent à la prise de notes, à la classification de données, à la production des élèves… On prend appui sur les compétences des élèves

– Le filon « historico-culturel », plus européen, s’intéresse surtout à la transformation des processus psychiques, « la construction des fonctions psychiques supérieures » pour reprendre les mots de Vygotski. On est dans une perspective « développementale » (le long terme), on s’intéresse à ce qui permet à l’esprit de se transformer. Le langage est au centre, l’écrit est l’algèbre du langage, qui permet à l’enfant d’accéder à l’abstrait, en réorganisant son système psychique antérieur du langage oral. Le paradoxe, c’est que dans les années 80, ce filon n’existe pas réellement, les chercheurs sont en train de s’approprier les idées (on n’intègre pas le « chapitre 6 »). C’est comme si on lisait sans voir que tout ça, c’est de l’enseignement ! On est alors dans une vision surtout centrée vers l’apprenant. En 1992, on passe du couple « apprentissage / développement » à la triade « enseignement / apprentissage / développement »

La question de l’enseignement

Donc, la question de l’enseignement ne date que de 15 ans, après les années de « préhistoire ». Au fur et à mesure que s’institutionnalise la didactique – notamment celle du Français – (en même temps que les réformes des systèmes d’enseignements et la transformation du système de formation des enseignants), la problématique éducative se nourrit de la dialectique éducation / enseignement, de la « zone proximale de développement », de la spécificité de l’acte d’enseignement.

« L’essence du développement est le conflit entre les formes culturelles évoluées et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement » explique Vygotski pour définir ce « champ de tension » dans l’apprentissage. Mais pour faire « moteur », la dimension éducative est importante, mais c’est la manipulation des objets psychiques qui est essentielle, pas les interactions.

Donc, les recherches vont alors s’intéresser à la spécificité de l’acte d’enseignement. On doit aller voir dans les classes les interactions concrètes, pour voir « comment ça se construit », « comment ça se négocie », avec des objets précis, prédécoupés, sémiotisés par l’élève et accompagnés, mis en scène par l’enseignant. C’est la « double sémiotisation » (l’activité de l’élève, et la mise en scène par l’enseignant).

La célèbre citation de Vygostki est à revisiter dans ce sens historico-culturel : « Chaque fonction psychique apparaît deux fois au cours du développement de l’enfant : d’abord comme activité collective sociale et donc comme fonction interpsychique ; puis elle intervient une deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l’enfant, comme fonction intrapsychique ». Le passage de l’inter- à l’intra- se fait toujours sur des objets constitués, progressivement identifiés, « signifié » par celui qui apprend.

La question du contexte : l’importance des disciplines

En fonction des institutions (préscolaire et scolaire), le rapport entre éducation et développement est différent. Vygotski insiste sur les « disciplines formelles » : l’apprentissage se fait sur des « contenus disciplinés » (c’est-à-dire mis en forme pour devenir enseignables), parce que leur appropriation à pour fonction de développer la personnalité bien au delà des contenus formels. « C’est une idée progressiste en soi » explique Vygotski. Cette phrase n’a-t-elle pas échappé à certains tenants de l’Education Nouvelle du début du XXe ?… A quoi sert la grammaire ? Elle transforme le rapport à son propre langage, à la maîtrise de ses propres processus.

Vygotski lui-même critiquera l’organisation soviétique du système d’enseignement scolaire par complexes, organisée autour de la résolution de problèmes impliquant l’utilisation de savoirs divers comme ressource (et non en soi) :

« Une fois que nous avons saisi l’immensité du chemin à parcourir, il devient compréhensible que l’élève doit entre dans une lutte brutale avec le monde, et que dans cette lutte l’enseignant doive avoir le denier mot, et nous comprenons l’idée qu’enseigner c’est comme mener une guerre » écrit Vygotski en 1921. Dans le même temps, Gramsci, alors en prison, critique l’éducation nouvelle qui naturalise l’enfant et privilégie la forme sur le contenu, insiste sur l’enseignement systématique.

On pourrait ainsi défendre une lignée Comenius / Condorcet / Herbart / Vygotski, mettant au centre les savoirs. « La recherche pédologique (c’est le nom de la discipline inventée par Vygotski pour comprendre le développement de l’enfant) doit permettre à l’enseignant de comprendre comment les processus, mis en lumière au cours de l’enseignement scolaire, se déroulent dans la tête de chaque enfant particulier. La tâche immédiate de l’analyse pédologique consiste à découvrir ce réseau interne, souterrain » écrit-il en 1933.

Sur ce sujet, nous avons encore énormément de travail pour aider les enseignants à mieux saisir, capter ce qui se passe dans la tête de leurs élèves…

Sommaire du dossier

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Édito : Vygotski, un outil pour penser la classe ?

Prolégomènes… pour débuter ou pour aller plus loin

Vygotski, encore ??

Deux filons à s’approprier, pour ne pas oublier d’enseigner

Comment faire du nouveau avec de l’ancien ?

Une question nécessaire sur la question du développement

Regardons en même temps ce qui se passe dedans et ce qui se passe dehors…

Approche socio-historique des premiers apprentissages

Entre un historien et un antiquaire…

Du contexte à la construction du sujet cognitif

Interview de Bernard Schneuwly
« Attention aux raccourcis de la pensée de Vygotski… »