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Jean-Pierre Bronckart, Université de Genève

Il aurait pu appeler sa conférence « Plaidoyer pour la réhabilitation de Saussure », tant l’illustre professeur genevois prit la peine de plaider à plusieurs reprises pour ne pas jeter aux orties les différentes théories qui se sont construites au cours de l’histoire de la psychologie, mais au contraire comprendre comment les savoirs élaborés à chaque époque peuvent contribuer à nourrir la compréhension du monde.

Loin de vouloir démontrer la supériorité de Vygotski sur le behaviorisme, Piaget ou le structuralisme, cette intervention fut un moment fort du colloque, appelant les chercheurs présents à ne pas s’enfermer sur des têtes d’épingles…

« Il faudrait qu’on parle un jour du développement » se dit-on toujours à l’issue de colloques sur Vygotski. Allons-y…

Principes communs des approches interactionnistes

– le primat de la socio-histoire et des activités signifiantes dans l’espèce humaine (Vygotski)

– les activités pratiques comme cadre de l’interaction entre l’organisme humain (Leontiev)

– les processus de reflet / réfraction / réflexion, comme mécanisme de constitution des entités psychiques des humains (Léontiev)

– Le double ancrage des entités psychiques (Durkeim) :

o Dans les représentations collectives s’organisant en mondes formels de connaissance (Habermass)

o Dans les représentations individuelles s’organisant dans l’économie psychique des personnes.

Activités pratiques, activités langagières, articulation entre les deux, sans doute se joue ici le débat Léontiev-Vygotski.

Le développement est « un processus incessant d’autopropulsion », mais la véritable essence du développement est le conflit entre les formes de comportement culturellement évoluées avec lesquelles l’enfant entre en contact, et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement. « La spécificité de l’espèce humaine, c’est l’importance du pouvoir des groupes (et des individus) sur leur propre développement, contrairement aux autres espèces ».

Peu d’auteurs parlent du développement. Wallon parle d’un « équilibrage fonctionnel ». Piaget parle « d’équilibrage structurel », essentiellement centré sur la construction des connaissances à travers la « prise de conscience » des propriétés de l’interaction entre organisme et milieu, « transposition directe » des schèmes d’interaction en opérations de pensée (abstraction réfléchissante).

Les connaissances du sujet se construisent, qui sont compatibles avec celles du monde des connaissances disciplinaires, construites par l’humanité.

Chez Vygotski, le moteur du développement, c’est la contradiction, le conflit, issu de la confrontation entre l’état interne et l’extérieur (l’apprenant ne perçoit le milieu en tant que tel, mais en construit une représentation). L’enseignement apporte des éléments nouveaux, susceptibles d’entrer en conflit, mais pas trop, avec les connaissances du sujet. C’est donc l’apprenant qui se développe (éventuellement) lorsqu’il intègre les apports externes et transforme leur organisation psychique.

Il y a donc du commun entre Piaget et Vygotski. Ni continuum, ni révolution, mais articulation entre les deux. Mais chez Vygotski, la réorganisation est nécessairement marquée par les valeurs sociales attribuées et par les propriétés de l’interaction formative.

Mais la prise de conscience est comme la langue d’Ésope, la pire et la meilleure des choses. Avons nous besoin en permanence besoin d’avoir conscience de notre activité ? La bonne question serait « à quel moment avons nous besoin de prendre conscience pour gagner du développement ? »

Il faut aussi distinguer plusieurs objets de développement : les connaissances, bien sûr, mais aussi les capacités d’action ou l’identité des personnes. Nous pouvons nous mettre d’accord sur le fait que le développement passe aussi, chez l’enfant, par d’autres situations que l’enseignement (par exemple le jeu)

De quoi parle-t-on quand on parle de langage, de signes, selon Vygotski ? Quelles interactions langagières ?

Nous aurions tort de diaboliser le structuralisme, ou d’autres courants historiques comme le behaviourisme. J’adhère de plus en plus à l’œuvre de Saussure (et non à la portion congrue qu’en retient généralement l’histoire) et la dimension systémique :

– la réalité de l’extrême diversité des langues

– le caractère « non substantiel » des signes : ce sont des « coquilles vides » produites par une « systématique » d’opérations psychiques

– ces coquilles sont remplies par des ingrédients issus des échanges sociaux. Donc, le contenu des signes est intégralement social. « Un mot n’existe véritablement, et à quelque point de vue qu’on se place, que par la sanction qu’il reçoit, de moment en moment de ceux qui l’emploient » (L’essence double, p. 83).

– La langue existe dans l’économie des personnes, mais aussi dans les instances sociales

La pensée n’est rien d’autre que la langue intériorisée, mais paradoxe : les signes et la langue n’existent pas en soi, ils ne sont que le produit d’opérations psychiques portant sur les valeurs d’échange social.

Chacun sait que l’activité langagière est organisée en textes. Les genres de textes sont le produit de l’histoire socio-langagière d’une communauté. Mais parce que les textes se transmettent de génération en génération, ils se détachent des conditions initiales de production, et constituent le lieu d’une « organisation sémiotique » détachée des contraintes la situation initiale de production. Ils tendent donc à prendre une portée humaine générale (Bakhtine, Ricœur). En raison de l’hétérogénéité historico-sociale des ingrédients des textes, ces valeurs deviennent nécessairement « en débat » ou « en conflit » : les textes constituent l’instrument social général de « réflexion sur l’activité », condition du développement…

Un genre de texte est choisi par le locuteur, avec des mécanismes de textualisation. Le choix du genre est co-déterminé par l’activité sociale, les mécanismes de textualisation sont fortement déterminés par les règles existantes dans une langue naturelle donnée. Dans le discours (la production textuelle), il y a mise en partage des représentations individuelles du locuteur de texte et des représentations collectives des destinataires. La production discursive est une lieu d’interaction entre les représentations qui ont leur siège dans le psychisme de la personne, et celles qui ont leur siège dans le social.

En conséquence, le passage de l’un à l’autre ne se fait pas « comme ça » : il se fait par des types de discours, des « sas », eux-mêmes associés à des types de raisonnements. On n’argumente pas en science comme on « raconte des histoires ».

Pour comprendre l’activité de la personne, comprendre les registres en conflit dans son discours…

Quand, dans la formation, on met en œuvre des démarches de « retour sur l’activité » qui sont censées produire du développement, on mobilise les valeurs signifiantes de la textualité, et les résultats des prises de conscience qu’elle provoque sont marquées par les propriétés de cette textualité, et des types de discours.

Quand on s’intéresse à ce que font les travailleurs, sur leur activité et leurs compétences dans l’activité, on met en évidence des « figures d’action » : la représentation de l’activité est déterminée par les choix discursifs qui sont faits. Le langage n’est pas un miroir direct, c’est une activité qui a des conséquences sur les produits interprétatifs qu’elle nomme. Des infirmières, lorsqu’elles parlent de soins qu’elles donnent, produisent des figures d’action différentes : on peut voir des productions aussi différentes que « je fonctionne toujours comme ça » ou « je fais la procédure… ». Certaines utilisent différents registres pour fabriquer une sorte de débat interprétatif autour de leur activité. Ce qui serait efficace sur le plan développemental, c’est :

– intégrer dans la prise de conscience des propriétés de son activité, les éléments de débat, qui figurent comme tels dans le discours, en mettant en place une dynamique interprétative,

– qu’un moment ou à un autre, le conflit entre ces interprétations soit réglé par la personne.

L’important pour le développement, c’est la dynamique interprétative, intériorisée et en marche…

Sommaire du dossier

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