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On le sait, dans le film La journée de la jupe, le professeur brandit d’une main une arme et de l’autre Le Bourgeois Gentilhomme et annonce aux élèves qu’on va enfin pouvoir faire cours sur l’œuvre de Molière. Depuis quelques jours, les commentaires abondent, et c’est à propos de ces commentaires que je voudrais réagir, plus que sur le film lui-même, œuvre de fiction qui en tant que telle a droit aux outrances et à une vision personnelle de la réalité. Il est vrai que lorsqu’il est question d’école dans un film, il est souvent peu question du film lui-même dans maint commentaire. On l’a vu pour Entre les murs par exemple.

Je réagis donc ici en tant que professeur de français en éducation prioritaire, depuis une trentaine d’années (donc il s’agit d’un choix assumé), qui très souvent, fais travailler mes élèves sur Molière. Une enquête de l’INRP, conduite par Danièle Manesse, il y a quelques années, avait montré que cet auteur était le plus étudié au collège[1]. Du coup, je suis irrité au plus haut point dès qu’on veut faire croire à l’opinion publique qu’il existe des « territoires de la République » où on ne peut plus « faire cours », faire lire Molière, et où, sous l’influence de prétendus « pédagogistes », on aurait renoncé à cette grande littérature au profit de je ne sais quel rap ou slam. Bien sûr que non !

Certes, il est souvent difficile d’aborder un texte comme Le Bourgeois Gentilhomme, à la langue souvent compliquée, aux allusions subtiles à une société très éloignée de la nôtre. Certes, il existe des classes très « dures », peut-être comme celle du film, où c’est encore moins évident. Mais pourquoi ne pas dire aussi que dans beaucoup de classes, les professeurs font, s’ils sont un tant soit peu pédagogues, un travail intéressant, formateur sur Molière, entre autres.

L’an dernier, avec mes quatrièmes, dans ce collège ZEP où j’enseigne, on a justement étudié cette pièce. Oui, il y a des moments d’ennui, oui, les élèves ont du mal à répondre à des questions simples, oui, ils font des contre-sens. Mais oui aussi, ils peuvent montrer de réelles compétences à dire le texte à plusieurs, à écrire des dialogues (par exemple : une scène entre deux courtisans ayant vu la pièce et exprimant leurs désaccords ; ou l’ambassadeur de l’Empire Ottoman protestant auprès de Louis XIV contre les moqueries anti-turques ; ou encore, l’interview imaginaire de Molière ou celui d’un danseur ayant participé au spectacle). On peut aussi imaginer des transpositions dans le monde moderne (la dispute entre les « Maîtres » devenant une dispute entre élèves). On peut aussi travailler sur des extraits vidéo et même comparer deux versions différentes de la même scène. On peut enfin, mais c’est plus exceptionnel, aller voir la pièce et c’est ce que nous avons fait dans le cadre d’un projet sur Versailles, en interdisciplinarité, en allant voir une mise en scène dynamique de la comédie, à Versailles même. Mise en scène qui a enchanté les élèves (« monsieur, c’est mieux que lire la pièce »). Loin de moi l’idée de nier les difficultés, et ce qui peut marcher avec une classe peut aussi se traduire par des échecs retentissants avec d’autres. Simplement, il est important de dire, dans le débat public, que l’on peut transmettre la culture, jouer le rôle de « passeur culturel » pour peu qu’on sache utiliser les ressources de l’imagination pédagogique et que l’on se comporte en professionnel de l’apprentissage, loin du « charisme » et de l’improvisation.

Dans l’émission internet de Arrêt sur Images[2], Barbara Cassin fait remarquer que dans le film, la professeure oblige un élève à lui donner le vrai nom de Molière comme si la culture, c’était cela et non comprendre le texte, ses enjeux (plus actuels qu’ils n’en ont l’air, ajouterai-je, pour une pièce qui parle peut-être finalement du « bling-bling », mais aussi de la place de la connaissance à travers les leçons que prend M. Jourdain dont l’émerveillement devant le savoir est interprété tantôt comme sympathique, tantôt comme ridicule, d’où débat…) ll est vraiment essentiel de rompre avec une conception de la culture « questions pour un champion ». On peut certes, à la faveur par exemple d’un exposé à la première personne fait par « Molière », évoquer son vrai nom, mais là n’est pas l’important.

Les anti-pédagogues se déchainent et font de la professeure du film une sorte de héros, de Jeanne d’Arc pourfendant la barbarie. Au-delà du film, ils jouent pleinement le rôle de « professeurs de désespoir » pour reprendre la belle formule de Nancy Huston, ou pire d’exploiteurs de désespoirs.

Or, même si la pédagogie n’a qu’une influence limitée au final, si les enseignants ne peuvent à eux seuls surmonter les contraintes sociologiques et environnementales, il est possible cependant, en travaillant en projet, en diversifiant les formes de transmission tantôt plus magistrales, tantôt plus tournées vers l’appropriation personnelle et la mise en activité des élèves, en utilisant aussi des idées, des dispositifs, des outils qui peuvent être glanés en formation et mieux, retravaillés en équipes, de conjuguer le nécessaire effort et le plaisir d’apprendre, de faire découvrir des situations qui en l’occurrence, chez Molière, ne mènent pas à la peur et à la souffrance, mais bien au rire et au divertissement, ne l’oublions pas.
Qu’il est difficile de bien discuter de l’école de façon réaliste dans notre pays !

Jean-Michel Zakhartchouk, professeur de français, rédacteur aux Cahiers pédagogiques et auteur de Transmettre vraiment une culture à tous les élèves (CRDP et CRAP)

Jeanmichel.zakhartchouk@wanadoo.fr



[1] La littérature du collège (en coll. avec Isabelle Grellet), Nathan-INRP, 1994

[2] La Gazette, n° 65