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Par François Jarraud

Plus qu’aucun autre secteur Ă©ducatif, l’enseignement professionnel est traversĂ©, voir dĂ©stabilisĂ©, par des dysfonctionnements, des rĂ©formes, des Ă©volutions rapides. La publication du livre d’Aziz Jellab nous donne l’occasion de revenir sur cet enseignement Ă  la fois exemplaire et en crise. Françoise Lantheaume prĂ©sente les divisions qui fracturent un enseignement marquĂ© par traditionnellement par une unitĂ© inscrite dans sa relĂ©gation.

Entre culture ouvrière et rescolarisation, quel avenir pour le lycée professionnel ? Entretien avec Aziz Jellab

L’enseignement professionnel apparaĂ®t dans le système Ă©ducatif français comme quelque chose de particulier par son histoire, sa culture. Les enseignants se plaignent souvent d’ĂŞtre mĂ©prisĂ©s par le système. Vous mĂŞme vous parlez de « relĂ©gation ». Pourquoi ?

Plus de 700 000 élèves sont scolarisés dans les lycées professionnels, soit le tiers de l’ensemble des lycéens. L’enseignement professionnel a connu un âge d’or lorsqu’il formait une future élite ouvrière qualifiée et dont la carrière en usine lui assurait une promotion sociale certaine. Cela était possible quand les entreprises avaient de grands besoins en main d’œuvre qualifiée et en encadrement intermédiaire. On intégrait l’enseignement professionnel avec l’ambition de réaliser un projet professionnel et l’espoir de connaître une promotion sociale. Les Centres d’apprentissage, devenus les collèges d’enseignement technique en 1963, vont recruter des élèves sur concours. Les enseignants exerçant dans ces centres étaient formés par les ENNA (écoles normales nationales d’apprentissage) qui ont longtemps défendu une culture ne séparant pas la formation professionnelle de la socialisation à des valeurs humaines : former l’élève apprenti, c’est former l’homme, le travailleur et le citoyen ! De nombreux enseignants étaient issus de l’industrie, anciens ouvriers et parfois techniciens, pour lesquels le statut de professeur équivalait à une promotion sociale.

Par la suite, avec la massification scolaire et l’intégration de l’enseignement professionnel à l’Education nationale, les collèges d’enseignement techniques, devenus LEP puis LP, voient se transformer leur public et leurs enseignants : les élèves y sont orientés non selon leur projet professionnel mais selon leurs résultats scolaires. La suppression en 1967 du concours d’entrée dans les CET marque un tournant : ce sont les élèves le plus en difficulté scolaire qui intègrent massivement la voie professionnelle. Ce changement s’effectue à la veille du développement massif du chômage notamment chez les ouvriers et chez les jeunes. Les années 70 voient alors progressivement se modifier les missions du LP : celui-ci accueille les élèves qui ne peuvent pas poursuivre des études dans le lycée général et technologique ; le CAP qui a symbolisé la formation de l’élite ouvrière, décline au profit du BEP dont la valeur sur le marché du travail est des plus floues ; les enseignants de LP sont davantage issus de l’enseignement supérieur que de l’industrie et pour une part d’entre eux, enseigner en LP est moins le résultat d’un choix professionnel que la conséquence de projets professionnels contrariés.

Ainsi, la relégation de l’enseignement professionnel s’affirme à mesure que la voie générale apparaît comme une voie d’excellence et l’on observe désormais des réticences chez les parents de milieu populaire à envoyer leurs enfants au LP. La relégation est aussi renforcée par les politiques scolaires qui, en développant les filières technologiques, dès le milieu des années 80, vont concourir à la reconfiguration de la population scolaire : les élèves qui s’orientaient vers l’enseignement professionnel dans les années 60-70, vont aujourd’hui dans les filières technologiques, tandis que les élèves qui quittaient l’école à l’issue du collège, entrent aujourd’hui en LP. Du coup, le sentiment d’être relégué est encore plus vif chez des PLP qui sont confrontés à un décalage entre le niveau scolaire des élèves et les exigences des référentiels de formation devenus plus abstraits et plus théoriques.

Au 19ème siècle, le système Ă©ducatif Ă©tait divisĂ© en deux : les lycĂ©es de la bourgeoisie et les Ă©coles primaires (primaire supĂ©rieur) des pauvres. Peut-on parler d’une Ă©cole du pauvre pour l’enseignement professionnel, d’une Ă©cole ouvrière ?

Les données statistiques montrent sans ambiguïté que les LP accueillent des élèves issus massivement de milieu populaire. En CAP, BEP et Baccalauréat professionnel, ils sont respectivement 72, 68 et 66% à provenir des milieux ouvrier et employé. On remarque cependant que la part des élèves issus de milieux plus favorisés est légèrement plus élevée dans les spécialités les plus convoitées (hôtellerie, sanitaire et social, coiffure et esthétique…). Ce constat n’est pas nouveau puisque les collèges d’enseignement technique accueillaient déjà des élèves issus pour la plupart de milieu ouvrier, à une époque où l’identité de l’enseignement professionnel était largement industrielle. Or aujourd’hui, si les élèves continuent à provenir pour la plupart de milieu populaire, ils se destinent moins au métier d’ouvrier qu’à celui d’employé (les LP accueillent près de 54% des élèves dans les spécialités tertiaires, contre 46% dans les spécialités industrielles). De ce fait, l’appui symbolique que la culture ouvrière apportait aux études en LP laisse place à une expérience plus éclatée, d’autant plus que les métiers du tertiaire semblent largement méconnus par les élèves et présentent une faible lisibilité. Le LP n’est plus l’école des ouvriers et le sens des études s’en trouve transformé : si l’on entrait en collège d’enseignement technique parce qu’on était enfant d’ouvrier appelé à le devenir, désormais, on entre au LP parce que l’on est en échec au collège. Au LP, l’objectif de former des futurs employés et ouvriers cohabite avec une autre mission : celle de réhabiliter des élèves et de les réconcilier avec les études.

En quoi cela influe sur les rapports entre profs et élèves ?

Ce qui frappe lorsqu’on se penche sur les LP, c’est l’existence d’une relative ressemblance entre l’expérience des enseignants et celle des élèves. Historiquement, La proximité entre élèves et enseignants de LP réfère à une homologie culturelle : quand les anciens PLP provenaient à la fois de milieu ouvrier et de l’industrie, ils étaient socialisés à la culture professionnelle ouvrière, celle qui valorise le métier, la solidarité et l’autonomie collective au travail. Même si cela était sous-tendu par des relents moralistes, cette proximité assurait un ordre scolaire et pédagogique soutenu par des conditions d’insertion professionnelle et de promotion sociale certaines. Cette homologie culturelle a progressivement laissé place à une homologie de conditions : comme les PLP tendent à provenir des classes moyennes, ils s’éloignent culturellement de leurs élèves, mais dans le même temps, ils partagent avec ces derniers une expérience commune, celle du sentiment d’être relégué dans l’institution scolaire, de ne pas être « un prof comme les autres ». Cela conduit à deux types de postures : l’une, plus répandue, consiste à voir le métier comme un défi permettant de « sauver » les élèves, le LP devenant en quelque sorte l’école de la deuxième chance, ce qui passe par des pratiques pédagogiques différentes et en tout cas, bien distinctes de celles du collège ; l’autre posture consiste à mépriser les élèves en refusant en quelque sorte la proximité pédagogique, comme si les PLP craignaient d’être assimilés à leur public. Mais bien souvent, cette attitude de mépris assure une survie professionnelle car elle permet de ne pas être envahi par les difficultés sociales des élèves.

Avec un public difficile, l’enseignement professionnel est inĂ©vitablement un laboratoire pĂ©dagogique. Quel regard jetez vous sur ses pratiques pĂ©dagogiques au regard de sa sociologie ?

Les élèves de LP constituent un public ayant souvent connu des difficultés scolaires au collège, voire dès l’école primaire, ce qui explique l’amertume et leur sentiment d’avoir « échoué » en LP. Bien que les LP connaissent plus de faits de violence que le collège et le lycée général, ils sont loin d’être le théâtre d’une violence ouverte et débouchant plus ou moins sur des drames. Il existe une violence plus institutionnelle, celle qui ignore les projets scolaires et professionnels des élèves, celle qui les met en difficultés jusqu’à les amener à intérioriser l’échec scolaire comme destin personnel. C’est cette réalité institutionnelle qui sous-tend les choix pédagogiques des enseignants, leur volonté de créer une rupture symbolique avec le collège (par exemple en insistant sur le fait que le LP est un nouveau départ, que l’on n’y enseigne et n’évalue pas de la même manière qu’en collège). Bien des élèves réalisent ainsi qu’ils sont capables de s’approprier des savoirs qui leur semblaient abstraits ou désincarnés au collège.

La spécificité des pratiques pédagogiques en LP vient de l’absence de « client idéal » chez les PLP : cela signifie que les enseignants souscrivent largement au fait qu’ils travaillent auprès d’élèves en échec scolaire, ce qui les amène à ne pas distinguer par exemple l’éducation de l’enseignement. Ils s’étonnent même lorsqu’ils ont des élèves d’un bon niveau qu’ils en viennent à se demander si leur place ne serait pas au lycée général ! Les pratiques pédagogiques se trouvent donc influencées par ce regard, mais aussi par la nature des savoirs technologiques et professionnels. Ceux-ci favorisent l’induction et permettent souvent de mettre en dialogue des savoirs théoriques et leurs applications. Ils rendent possible un dépassement relatif des règles d’évaluation comme la nuance introduite entre moyenne scolaire et moyenne professionnelle (par exemple, l’élève réalise progressivement que réussir à avoir une moyenne de 10 ou de 12/20 à un montage électrique ou à une activité de soins ne signifie pas que l’on maîtrise totalement des compétences professionnelles).

Les PLP visent surtout à expliciter les objectifs des différents enseignements. Finaliser les enseignements est une façon de légitimer leur contenu. Ce faisant, les PLP cherchent à affaiblir le poids de la forme scolaire dans laquelle les savoirs valent en eux-mêmes, avec leurs implicites culturels. C’est pourquoi le recours à des exemples concrets issus de la vie quotidienne et référant à des domaines d’expérience avec lesquels les élèves sont familiarisés, est un moyen d’expliciter les savoirs enseignés et de les désacraliser.

Une seule constante semble structurer le travail des PLP, toutes disciplines confondues : celle de l’action au plus proche des élèves identifiée à un « suivi individualisé ». Ce suivi s’effectue aussi bien à travers le travail de groupe (qui permet de repérer les difficultés de chacun) que via des entretiens avec l’élève à l’issue des cours ou à d’autres occasions. La massification scolaire et le projet de qualifier tous les élèves ont conduit à « confier » au LP la mission de « récupérer » les plus faibles d’entre eux. Ceci a transformé profondément les conditions de travail des enseignants. Cette évolution vers une sorte de « travail social » ne procède pas de la seule transformation des publics scolaires et des difficultés du marché du travail. Elle s’explique aussi par la position de l’enseignement professionnel dans l’ensemble du système éducatif. Recrutant des élèves sélectionnés par leurs échec, identifiés à ces élèves parce que leur carrière scolaire est moins académique que celle de leurs collègues de l’enseignement, désormais coupés des cultures ouvrières, les PLP construisent une clôture qui les distingue de leurs collègues qui enseignent dans les filières que l’on continue à considérer comme « normales ». Ainsi se forment une adaptation contrainte à des difficultés scolaires croissantes et, probablement, une identité de métier plus psychologique et sociale que strictement technique et professionnelle.

Toute la difficulté des PLP consiste à circonscrire des supports et des techniques permettant de rendre « parlants » des savoirs théoriques à des élèves manifestant aussi bien des réticences à l’égard de la théorie que des difficultés cognitives.

L’enseignement professionnel est aussi caractĂ©risĂ© par les « minoritĂ©s visibles ». y a –t-il un risque de voir se dĂ©velopper une Ă©cole communautaire, marginale ?

Tous les LP ne sont pas concernés par la concentration d’élèves issus de l’immigration ou étrangers. C’est souvent dans les LP situés dans les zones historiquement industrielles et plus ou moins défavorisées que l’on relève cette « ethnicisation » des LP. Cela doit aussi bien aux politiques urbaines de logement des familles qu’aux stratégies familiales d’évitement de l’établissement, bien connues des recherches sociologiques, qui conduisent à renforcer la « visibilité ethnique » dans certains établissements. C’est également dans les spécialités industrielles ou tertiaires les moins convoitées que ces élèves sont surreprésentés. Cela contribue comme l’ont montré le travail de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, à répandre chez les élèves le sentiment d’être victime d’un racisme institutionnel. Il faut souligner que certains élèves issus de l’immigration se retrouvent dans les LP les moins convoités ; ils ne sont donc pas forcément issus du quartier environnant le LP, bien que celui-ci soit le plus souvent populaire et concentre de nombreuses difficultés sociales. Mais ce qu’on relève aussi, c’est qu’à cette concentration ethnique des élèves fait écho, dans certains LP, la concentration ethnique des enseignants.

Ainsi se dessine une sorte de proximité ethnique entre élèves et enseignants, qui vient renforcer la proximité de condition évoquée plus haut. Cela amène à s’interroger sur les raisons d’une telle configuration et sur ses effets potentiels quant au rapport aux études et aux savoirs. Deux éléments peuvent expliquer cette proximité ethnique – au sens de l’existence de traits culturellement proches du point de vue de l’origine sociale et culturelle – entre une partie des PLP et une partie des élèves. Le premier est d’ordre « stratégique » : de nombreux enseignants choisissent d’exercer dans un établissement à forte concentration ethnique parce que portés par le projet d’aider leurs élèves à s’en sortir, à s’émanciper de leur vie sociale dominée. Le second élément expliquant l’importance de la part de PLP issus de l’immigration dans certains LP réfère aux politiques d’affectation rectorales, politiques dont nous supposons l’existence informelle. Or si le rectorat a peu de pouvoir sur l’affectation des enseignants titulaires (ceux-ci peuvent davantage choisir leur établissement et les règles du jeu sont relativement codifiées), il dispose d’une grande marge de manœuvre dans la nomination des contractuels. L’affectation de PLP issus de l’immigration à des LP accueillant de nombreux élèves, issus également de l’immigration, traduit un déplacement des enjeux éducatifs : ceux-ci ne s’appuient plus sur les seules considérations tenant à la qualification scolaire des enseignants, mais procèdent également d’appréciations « culturelles » et « ethniques ». Il s’agit de nommer des enseignants pouvant « parler le langage » de leurs élèves et être à même de les « comprendre ». Ainsi, tout se passe comme si l’institution scolaire cherchait à créer une proximité entre des élèves définis scolairement et culturellement, et des PLP ayant à assurer une « médiation » entre la culture scolaire et la culture socio-familiale de leur public.

La conséquence de ce jeu de miroir est le renforcement de la clôture symbolique du LP ; elle conduit à asseoir une logique communautaire qui fait que les enseignants sont assimilés à des « grands frères » susceptibles d’être instrumentalisés par les élèves face aux autres enseignants et à l’administration du LP. De fait, la proximité de condition qui définit l’expérience des PLP et celle de leurs élèves se double d’une proximité « ethnique », pouvant renforcer le sentiment d’une relégation, alors que paradoxalement les enseignants y voient le moyen d’une émancipation « en donnant l’exemple aux plus jeunes » (Homme, 35 ans, PLP de mécanique).

Avec la disparition des BEP et la montĂ©e des bacs pros, l’EP est tirĂ© vers un alignement sur les autres lycĂ©es, Ă  une forme de « rescolarisation ». Comment cela est il ressenti par les enseignants et les Ă©lèves ?

La réforme ramenant à trois ans la durée de préparation du baccalauréat professionnel en 3 ans après la classe de 3ème de collège est un élément positif. Elle répare en quelque sorte une injustice scolaire en faisant « gagner » une année aux élèves et elle aligne symboliquement le LP sur le lycée général et technologique. Incontestablement, le baccalauréat professionnel a valorisé l’image du LP et l’on doit réaliser que de nombreux BEP sont devenus une étape préparatoire au bac pro (c’est le cas des spécialités telles que l’électrotechnique, la productique, la bureautique et le secrétariat, pour n’en citer que quelques uns). Pourtant, cette réforme ne manque pas de susciter un certain nombre de questionnements. Le ministère de l’Education nationale n’a pas clarifié la question de l’avenir du BEP, on ne sait pas s’il sera maintenu ; c’est là une question cruciale car s’il venait à disparaître, on peut penser que l’élévation des niveaux de qualification se « paiera » par la diminution du nombre de diplômés. En 2007, les taux de réussite en BEP et en baccalauréat professionnel avoisinaient les 75%. Est-ce qu’on aura autant de diplômés en bac pro 3 ans qu’en BEP 2 ans ? Est-ce que l’abandon ou le « décrochage » en cours de formation, déjà très élevé en BEP, ne risque pas de se renforcer dans un parcours en 3 ans, ce qui impliquerait sans doute de ne pas réduire les moyens (le ratio enseignant/élèves) dont disposent les LP, et de ne pas aligner les effectifs par classe sur ceux du lycée général et technologique ? La question des moyens n’est pas la seule variable en jeu mais à l’heure des réductions budgétaires drastiques, il est légitime de penser que cette réforme se traduira par une baisse des effectifs enseignants, sur fond de forte scolarisation de la voie professionnelle.

Les élèves aspirent dans leur majorité à la poursuite des études à l’issue du BEP (seuls 40% des titulaires de BEP intégraient jusqu’ici une première professionnelle). Les enseignants vivent positivement l’élévation des niveaux de qualification en LP mais ils craignent non seulement que cela cache une volonté politique de réduire les postes, mais aussi de ne pas avoir les moyens pédagogiques et didactiques permettant de lutter contre les réticences des élèves à l’égard de savoirs devenus plus théoriques. Mais pour qu’une telle réforme soit plus ambitieuse, il faudrait permettre aux PLP d’enseigner dans les sections d’enseignement supérieur (les BTS en particulier) et pourquoi pas dans les licences professionnelles. Deux écueils cependant guettent cette réforme : la déprofessionnalisation de la voie professionnelle car elle est amenée à être plus théoriques avec une large place consacrée aux savoirs technologiques (et dans ce cas, quelle serait la spécificité des séries technologiques de lycée ?) ; une marginalisation plus forte des CAP qui, bien que confirmés dans leur rôle professionnalisant, seraient réduits à un simple titre sans valeur sur le marché du travail.

Une autre tendance c’est la mise en concurrence des CFA et des LP. Aujourd’hui qu’est ce qui sĂ©pare les deux systèmes ? Comment cela Ă©volue-t-il ?

L’apprentissage en alternance connaĂ®t depuis le dĂ©but des annĂ©es 70 un essor et sous l’effet de politiques incitatives, il est amenĂ© Ă  se dĂ©velopper davantage et Ă  s’imposer comme un vĂ©ritable concurrent des LP. Depuis plus de vingt ans, l’apprentissage en alternance a connu des Ă©volutions importantes. La rĂ©forme SĂ©guin (1987) a Ă©largi les domaines et les niveaux de qualification pouvant ĂŞtre prĂ©parĂ©s en alternance : on peut selon cette rĂ©forme prĂ©parer un diplĂ´me de niveau V (CAP, BEP), de niveau IV (baccalaurĂ©at professionnel, brevet de maĂ®trise et brevet professionnel) et de niveau III (DUT, BTS). Dans le cadre de la Loi quinquennale pour l’emploi (DĂ©cembre 1993), les maĂ®tres d’apprentissage ne sont plus obligĂ©s d’avoir un agrĂ©ment pour recruter un apprenti. Les aides financières pour les entreprises embauchant des apprentis sont augmentĂ©es (cela a Ă©tĂ© confirmĂ© rĂ©cemment avec la Loi sur l’EgalitĂ© des chances, votĂ©e en Avril 2006, dans son volet relatif aux jeunes sans qualification). Les niveaux CAP et BEP restent dominants (67% de l’effectif), mais ils dĂ©clinent nĂ©anmoins (en 1995, leur part Ă©tait de 79%), au profit des niveaux IV (19%), III (10%) et II-I (4%). Comme en LP, la part des CAP dans l’apprentissage dĂ©cline (mĂŞme si le nombre d’apprentis en CAP est deux fois plus Ă©levĂ© qu’en LP) puisqu’elle reprĂ©sente 52% en 2003, après avoir constituĂ© 63% en 1996. Dans les formations post-bac, entre 1995 et 2001, les apprentis sont passĂ©s de 20 000 Ă  50 000. Mais comme le montrent les travaux de Gilles Moreau, le fait que la plupart des apprentis du supĂ©rieur proviennent de la voie scolaire (plus de 80%) montre que l’on ne peut vĂ©ritablement parler de « filière apprentissage », comme si les employeurs privilĂ©giaient les « scolaires » plutĂ´t que les « professionnels » dès qu’il s’agit d’un niveau supĂ©rieur au baccalaurĂ©at. La concurrence entre les CFA et les LP ne date pas d’aujourd’hui. Elle est relativement ancienne et se traduit par un contrĂ´le par les CFA des formations aux dĂ©bouchĂ©s plus favorables (c’est le cas de nombreux CAP convoitĂ©s par les mĂ©tiers de l’artisanat) et par une division du travail qui conduit le LP Ă  qualifier des publics dont les meilleurs pourront bĂ©nĂ©ficier d’un contrat d’apprentissage (prĂ©parer un BTS en apprentissage Ă  l’issue d’un bac pro obtenu en LP par exemple). Cette concurrence peut ĂŞtre d’autant plus prĂ©judiciable au LP que les PLP ont tendance Ă  ĂŞtre mĂ©fiants Ă  l’égard des entreprises et Ă  ne voir dans celles-ci que des organisations utilisatrices de main-d’œuvre (les stagiaires) Ă  peu de frais. Cela conforte un patronat qui reste largement critique Ă  l’égard du LP et plus portĂ© sur l’apprentissage lequel reste plus permĂ©able Ă  ses attentes en matière de contenus de formation.

On vous sent parfois nostalgique des ENNA et d’un enseignement professionnel des annĂ©es 1970. Est-ce vrai ?

CrĂ©Ă©es en 1945, et inspirĂ©es des ENSET (Ecoles normales supĂ©rieures de l’enseignement technique), les Ecoles normales nationales d’apprentissage avaient pour mission de former les futurs professeurs de l’enseignement professionnel, professeurs d’enseignement gĂ©nĂ©ral et professeurs d’enseignement pratique et professionnel. Durant leur existence – pendant près de quarante cinq ans –, les ENNA ont valorisĂ© une Ă©ducation populaire doublĂ©e d’un humanisme technique. En formant des futurs enseignants Ă  un humanisme technique, en les socialisant Ă  des dĂ©marches pĂ©dagogiques constructivistes, et en dĂ©veloppant une rĂ©flexion sur le travail et ses valeurs, les ENNA ont promu une conception originale des objectifs de formation. La psychopĂ©dagogie enseignĂ©e dans les ENNA a accompagnĂ© ce projet culturel. Les ENNA ont contribuĂ© Ă  l’élaboration et Ă  la mise en Ĺ“uvre d’un ensemble de principes pĂ©dagogiques, dont le plus important Ă©tait de ne pas sĂ©parer la dimension Ă©ducative de l’acte de formation. En d’autres termes, former les futurs ouvriers, c’est Ă  la fois les amener Ă  construire des savoirs professionnels non spĂ©cialisĂ©s, en phase avec les exigences opĂ©ratoires du mĂ©tier, Ă  s’approprier des dĂ©marches mĂ©thodologiques larges (ou transversales) et Ă  devenir des citoyens (en construisant leur personnalitĂ©). La crĂ©ation des IUFM en 1990 a affaibli cette culture enseignĂ©e par les ENNA, et ce, au moment mĂŞme oĂą les Ă©lèves arrivent au LP avec de nombreuses difficultĂ©s scolaires. Mes observations empiriques font Ă©tat de la survivance de pratiques pĂ©dagogiques hĂ©ritĂ©es des ENNA mais elles restent davantage le rĂ©sultat d’un « bricolage » pĂ©dagogique que d’un collectif de travail. Or, et bien que mon propos puisse apparaĂ®tre comme nostalgique, c’est surtout la pertinence pĂ©dagogique dĂ©fendue par les promoteurs historiques des ENNA – et de manière plus large, par les dĂ©fenseurs de l’éducation populaire – qui me paraĂ®t nĂ©cessaire Ă  repenser, eu Ă©gard Ă  l’évolution du LP, de son public et de ses missions.

Aziz Jellab

professeur de sociologie à l’université Lille 3 (IUT B, Tourcoing)

Entretien François Jarraud

Aziz Jellab est l’auteur de : « Sociologie du lycĂ©e professionnel. L’expĂ©rience des Ă©lèves et des enseignants dans une institution en mutation, Presses universitaires du Mirail, Toulouse , 2003, 334 pages.

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Enseignement professionnel : l’annĂ©e de la « rĂ©novation » ?

Sous les feux de la rampe par l’effet conjuguĂ© des rĂ©ductions de postes et du projet de « rĂ©novation » qui vient de signer le syndicat majoritaire, le SNETAA, et finalement aussi le SGEN, l’enseignement professionnel est comme un rĂ©vĂ©lateur de l’Ecole. Parce que s’ y cristallisent toutes les contradictions de l’Ecole (rĂ©ussite de tous contre sĂ©lection sociale, Ă©galitĂ© filles/garçons contre division du travail, Ă©ducation bienveillante contre instruction structurante, normativitĂ© scolaire contre normalisation et contrĂ´le social), tout y est plus fort qu’ailleurs, ls rĂ©ussites comme les Ă©checs.

Travailler dans l’enseignement professionnel, ce peut ĂŞtre sortir de classe Ă©merveillĂ© par la capacitĂ© d’une classe de CAP Ă  s’approprier la richesse des points communs de la langue d’Abdelmalik ou celle de Jacques Brel, ou extĂ©nuĂ© par une lutte sans fin contre 30 individus qu’on n’a pas rĂ©ussi Ă  mettre au travail. Ce peut ĂŞtre offrir des voies de rĂ©ussite par une insertion professionnelle rĂ©ussie, ou constater l’Ă©tendue de ravageurs clivages sociaux qui cantonnent les « dominĂ©s » dans la reproduction des conditions de vie de leur famille.

La transformation des Bac Pro en trois ans, en lieu et place des deux annĂ©es de BEP suivies de deux annĂ©es de Bac Pro, en est une incarnation : sera-t-elle une occasion de « revaloriser les formations en LP », comme le pense une chef d’Ă©tablissement engagĂ©e dans son mĂ©tier, ou la machine Ă  exclure les plus en difficultĂ© par la suppression des BEP, comme le pense certains syndicats non-signataires ?

Evoquer l’enseignement professionnel, c’est Ă©voquer les destins de ses Ă©lèves, dont une partie grossira les rangs des « sans qualification », n’ayant pu trouver dans ce que propose l’Ă©cole une alternative Ă  leurs dificultĂ©s. Problème essentiel dans la perspective d’une « sociĂ©tĂ© de la connaissance » qui ne peut tirer sa richesse future que de la qualitĂ© de ses cerveaux, il ne saurait ĂŞtre renvoyĂ© Ă  la seule responsabilitĂ© des enseignants des filières professionnels, sommĂ©s de « faire rĂ©ussir » par un système qui peine souvent Ă  reconnaĂ®tre leur « égale dignité » avec leurs pairs du collège et du lycĂ©e « gĂ©nĂ©ral ».

Parce qu’il a su, depuis des dĂ©cennies, construire malgrĂ© tout de grandes rĂ©ussites, en inventant plus que d’autres des techniques et des manières de faire qui favorisent la mobilisation intellectuelle, l’enseignement professionnel regorge de minuscules succès, de tours de main, d’expĂ©riences. Ce dossier en donne quelques uns Ă  voir, si tant est que la richesse des mĂ©tiers puisse s’Ă©crire…

Un dossier du Café pédagogique

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/94_sommaire.aspx

Le Café francilien n° 12 : Valoriser la voie professionnelle

Pour offrir une qualification Ă  chaque francilien le Conseil rĂ©gional d’Ile de France investit lourdement dans les filières professionnelles De manière gĂ©nĂ©rale, un fort soutien est accordĂ© aux formations professionnelles, dans les lycĂ©es, les CFA ou les centres de formation continue, avec un budget de 352,5 millions d’euros pour l’apprentissage et 281,2 millions d’euros pour la formation professionnelle.

Cette politique de valorisation se marque aussi dans les actions entreprises pour donner aux jeunes une image attractive de l’enseignement professionnel, en les faisant dĂ©couvrir dans diffĂ©rents salons et carrefours et en investissant dans des opĂ©rations de prestige comme la prĂ©paration des Olympiades des mĂ©tiers, une occasion exemplaire de partenariat entre les Ă©tablissements de formation et les branches professionnelles. C’est tout cela que le CafĂ© francilien n°12 vous propose de dĂ©couvrir.

Le sommaire

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