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Par Claude Lelièvre

Au lendemain du 1er tour des présidentielles, l’historien de l’éducation Claude Lelièvre rappelle le destin de Condorcet, un personnage fondateur de l’école française. Une leçon d’histoire à déguster…

Il y a tout juste 220 ans, le 21 avril 1792, le débat sur le rapport présenté par Condorcet au nom du Comité d’instruction publique est ajourné sine die à l’Assemblée: la guerre à l’Autriche est déclarée. Rien de concret n’en sortira dans l’immédiat ; mais le « Plan Condorcet » entre dans l’Histoire. Ainsi en va-t-il des rapports, souvent ‘’intempestifs’’, entre les projets éducatifs d’’’avenir’’ et les contextes politiques réels…

A vrai dire, on peut se demander si le « Plan Condorcet » n’était pas « intempestif » en son fond même, en pleine Révolution française qui met la ‘’politique’’ ( et la ‘’rupture’’ ) au centre même de cette période historique.

Condorcet considère en effet ( et ce n’est pas un ‘’détail’’ ) que la Révolution doit être comprise dans la longue histoire des progrès de l’esprit humain, même si elle lui imprime une brusque accélération. La Révolution n’est pour lui ni un aboutissement ni un commencement ; elle est plus de l’ordre de la continuité que de la rupture. Et nombre de principes ou dispositifs du « Plan Condorcet » procèdent en droite ligne de cette prise de position fondamentale.

Il s’en prend en particulier à l’apologie de « l’enthousiasme » et de la « passion » ( même ‘’révolutionnaires’’ ) mise en avant par la plupart des dirigeants révolutionnaires de l’époque : « Former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égarer ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité, et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée ». Condorcet s’insurge contre un ‘’principe’’ qui serait : « Voilà ce que je vous ordonne de croire et que je ne puis vous prouver ». Corollaire immédiat, toute forme de ‘’religion’’ se retrouve hors du champ de l’éducation publique. Et s’enracine là une certaine conception de la laïcité.

Pour que l’on puisse s’opposer aux tentations toujours renaissantes des autorités politiques de faire de l’institution scolaire un instrument de pouvoir, Condorcet conçoit un dispositif qui ferait du système de l’instruction publique une sorte de contre-pouvoir. Il est essentiel à ses yeux d’assurer l’indépendance des enseignants par des procédures de nomination qui échappent aux autorités politiques et administratives : elles doivent être confiées à des instances d’ordre scientifique. C’est pourquoi Condorcet propose qu’une « Société nationale des Sciences et des Arts » nomme les professeurs de lycée, qui eux-mêmes nomment les professeurs de l’échelon en-dessous.

Finalement le plan Condorcet n’aboutira pas à des réalisations concrètes, non seulement à cause de conjonctures mobilisant les énergie dans d’autres directions, mais aussi parce qu’il est en butte à des critiques tenaces. On comprend son projet de création d’une « Société nationale des Sciences et des Arts » comme une tentative d’instaurer une « caste de savants » ( élitiste ), et ses dispositions pour assurer une sorte de contre-pouvoir comme un retour aux corporations d’Ancien régime ( voire aux congrégations ). Ces reproches ne sont pas à l’évidence sans lien avec la critique fondamentale qui lui est faite : refuser de mettre l’enseignement au service de la Révolution ( on lui reproche son opposition à « l’enthousiasme » révolutionnaire, on s’attaque au clivage qu’il opère entre « instruction » et « éducation » ). Non sans « raison » ?

Claude Lelièvre