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C’est une nouvelle instance et une nouvelle méthode d’évaluation de l’Ecole qui se met en place le 28 janvier. Vincent Peillon installe le dernier conseil prévu par la loi d’orientation, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco). Chargé d’évaluer « en toute indépendance » le système éducatif, le Cnesco devrait prendre une place majeure dans son pilotage. La chercheuse Nathalie Mons prend la tête d’une assemblée composée de 8 spécialistes nommés pour 6 ans par les ministres de l’éducation nationale (5 membres), de l’enseignement supérieur, de l’agriculture et de la formation professionnelle, accompagnés par 6 parlementaires de l’Assemblée, du Sénat et du Cese. Dans cet entretien exclusif accordé au Café pédagogique, Nathalie Mons justifie l’indépendance de son conseil. Elle présente aussi le modèle d’évaluation participative que le Cnesco mettra en oeuvre. Elle en définit la mission. « C’est parce qu’on débat démocratiquement sur l’école sur la base d’arguments étayées scientifiquement que l’école pourra progresser ».

Quelle est l’importance de l’évaluation pour le système éducatif ?

L’évaluation parcourt le système scolaire pour des finalités diverses. Elle peut s’attacher aux acquis scolaires des élèves et dans ce cas-là nous donne à voir une photographie de leur niveau scolaire et des caractéristiques, entre autres individuelles qui peuvent les expliquer, que ce soit à un niveau national ou international. Des évaluations des attitudes des élèves (par rapport à des disciplines, d’adhésion à l’école (son utilité, ses règles) ou sociales (attitudes civiques)) peuvent aussi être explorées et demeurent encore marginales en France, le modèle français est surtout centré sur les évaluations des acquis scolaires des élèves. L’évaluation peut aussi avoir pour objet un dispositif éducatif que l’on peut par exemple appréhender par des expérimentations mais pas seulement. L’évaluation peut également être centrée sur les réformes scolaires dans des analyses de mise en œuvre de politiques publiques classiques ou des études des effets de politiques scolaires qui peuvent alors éclairer la décision publique à des niveaux nationaux ou infra-nationaux. Les évaluations peuvent aussi préparer des réformes en faisant un bilan d’une situation en cours. Bref il existe des objets multiples à l’évaluation scolaire que devra couvrir le Cnesco. C’est un vaste chantier qui nous attend.

L’évaluation suffit-elle à faire avancer l’école ?

Non, le fait de présenter des données ou plus largement des résultats d’évaluations aux acteurs concernés, qu’ils soient enseignants, personnels d’encadrement ou même ministre ne suffit pas à faire progresser l’école. Une pensée magique s’est développée très fortement autour de l’évaluation à partir des années 1980, qui liait de façon quasi-automatique évaluation et amélioration scolaire mais elle a été démentie par les faits. Pour que l’évaluation soit utile il faut penser, voire institutionnaliser ses usages, il faut associer les acteurs concernés à la réflexion sur l’évaluation pour qu’elle puisse faire évoluer les pratiques professionnelles. C’est ce modèle d’évaluation participative que développera le Cnesco.

Qu’est-ce que le modèle de l’évaluation participative ?

Les politologues, spécialistes de l’évaluation des politiques publiques, distinguent trois principaux modèles d’évaluation des politiques publiques : schématiquement, 1) le modèle de l’« évaluation gestionnaire » qui vise dans une perspective techniciste le développement de dispositifs d’évaluation par et pour l’administration, le plus souvent à partir d’une vision principalement quantitativiste ; 2) le modèle de l’« évaluation démocratique » qui conçoit cet exercice, orchestré par une autorité indépendante, comme un acte politique de reddition des comptes de l’exécutif à la société civile. Le modèle met l’accent sur la publicisation des résultats de ces investigations ainsi qu’un montage complexe alliant évaluation quantitative mais aussi qualitative et, enfin, le modèle de l’« évaluation pluraliste » reprend certaines dimensions de l’évaluation démocratique (autorité indépendante, rigueur de l’évaluation, reddition des comptes au grand public) mais insiste sur la participation des acteurs évalués au dispositif d’évaluation ainsi que sur l’usage des évaluations dans une perspective d’amélioration des résultats des politiques publiques. Ce modèle, historiquement développé dans certains pays nordiques, est en expansion dans les pays de l’OCDE.

Pourquoi privilégier ce dernier modèle d’évaluation des politiques publiques ?

Progressivement depuis les années 1990-2000, de plus en plus de pays européens, et plus largement de l’OCDE, ont adopté des dispositifs nationaux ou locaux fondés sur une logique d’évaluation pluraliste et participative (dans le cadre de l’évaluation des collectivités locales ou des établissements scolaires), du fait des lacunes constatées dans les deux autres modèles, à savoir le caractère intellectuellement réducteur et endogène de l’« évaluation gestionnaire » et la faible capacité du modèle de l’« évaluation démocratique », conçu exclusivement comme un contrôle externe a posteriori, à dépasser le simple exercice de reddition de comptes et à associer les décideurs politiques et acteurs de terrain dans une réflexion visant l’amélioration du fonctionnement de l’Etat. En faisant ce choix, la France s’intègrera donc dans la mouvance intellectuelle d’une évaluation modernisée pluraliste, et donc de fait plus efficace et plus démocratique, qui progresse aujourd’hui dans les pays de l’OCDE.

Comment le Cnesco va t-il assurer son indépendance ?

L’indépendance du Cnesco s’articule autour de trois dimensions : une indépendance intellectuelle, politique et organisationnelle. L’indépendance d’une organisation, quel que soit le secteur d’activité, doit être fondée sur la concomitance de plusieurs dimensions. Par exemple, l’indépendance administrative ne suffit pas. Dans un rapport pour la Commission européenne, j’avais analysé les statuts , RH et budgets des instances en charge de l’évaluation scolaire dans les pays européens. A partir des années 1990 se sont développées dans certains pays européens des agences dites indépendantes des ministères, mais dans certains pays elles ne faisaient qu’abriter des personnels qui étaient issus du ministère, donc leurs productions n’étaient pas réellement indépendantes, il s’agissait au mieux d’une évolution de forme administrative.

Le concept d’indépendance pour une organisation conduit donc à une analyse complexe. La première condition d’une évaluation indépendante repose sur la présence d’une expertise intellectuelle diversifiée dans l’organisation, c’est-à-dire non seulement la maitrise de compétences scientifiques sur le champ de l’évaluation scolaire mais aussi la non affiliation à une seule école de pensée. Dans ce sens, le Cnesco présente toute garantie d’indépendance intellectuelle à la fois parce que ses membres sont majoritairement issus du monde de la recherche et parce qu’ils appartiennent à différentes disciplines, différents laboratoires, donc à une variété d’affiliation intellectuelles. La présence de deux membres étrangers renforce cette indépendance. Le Cnesco présente également une indépendance qui est politique. Aucun responsable ou ex responsable du ministère de l’éducation n’est présent dans le conseil. L’indépendance politique est aussi garantie par le caractère multi-partisan des conseillers parlementaires, qui appartiennent pour moitié à la majorité politique et pour moitié à l’opposition. Une telle composition garantit que le Cnesco ne peut être instrumentalisé politiquement ! D’ailleurs la durée du mandat du Cnesco est de 6 ans, donc elle dépasse un quinquennat et peut s’inscrire dans une alternance politique. Enfin l’indépendance du Cnesco est organisationnelle, il dispose d’une équipe permanente, avec un secrétaire général, des chargés de missions propres, un chargé de la communication et des partenariats, un budget propre qu’il engage sans autorisation du ministère, nous travaillons aussi à la levée de fonds extérieurs car plusieurs instances souhaitent développer avec le Cnesco des co-évaluations. Bref je n’ai pas vraiment de crainte quant à l’indépendance du conseil !

Il y a déjà une inspection générale, quelle différence ?

Les deux institutions présentent des positionnements différents, sont complémentaires et dialogueront. Comme je viens de le préciser, les conseillers du Cnesco sont majoritairement issus du monde de la recherche spécialisée en évaluation scolaire – universités ou grands organismes de recherche, français et étrangers. Un réseau de chercheurs français et internationaux associés au Cnesco est, de plus, en cours de constitution. Des liens existaient déjà entre les évaluateurs internes de l’école et la recherche, mais ils étaient embryonnaires et laissaient à la discrétion des dirigeants de ces organisations.

Le Cnesco crée ainsi pour la première fois un lieu de dialogue institutionnel entre le système scolaire et la recherche en évaluation. Il ouvre aussi pour la première fois les portes de l’école française au regard international pour y puiser une expertise et une ouverture intellectuelle. Les évaluateurs ne sont pas en concurrence mais pourront œuvrer ensemble dans le cadre de co-évaluations.

Qu’est-ce qu’une co-évaluation ?

Prenons un cas précis. La Depp a sorti récemment une très belle étude sur les acquis des élèves en tout début de CP qui peut remettre en cause les représentations que nous pouvons avoir sur les pratiques pédagogiques et les programmes adéquats en maternelle. Face à de tels résultats, on souhaiterait avoir des analyses complémentaires de laboratoires qui travaillent sur ce sujet en France mais aussi à l’étranger, des analyses pédagogiques de l’IGEN, des comparaisons internationales des politiques pré-scolaires menées dans un ensemble de pays. Bref, le concept de co-évaluation consiste à mettre autour de la table des évaluateurs porteurs de compétences et de méthodologies variées pour pouvoir sur un sujet particulier apporté une analyse plus complète, non seulement une photographie de la situation mais aussi des pistes d’interprétation. La France souffre d’un cloisonnement de ces évaluations, le rôle du Cnesco est de créer une dynamique de dialogue pour aboutir au montage de projets d’évaluation communs. En période de forte contrainte budgétaire, il faut associer les évaluations pour produire un maximum de valeur ajoutée quant aux résultats produits.

Comment allez-vous assurer votre mission de diffusion des résultats des évaluations ? C’est quelque chose qui n’existe pas beaucoup en France ?

Au côté de l’activité traditionnelle de production de rapports, le Cnesco, qui est un carrefour d’expertise au service des évaluateurs de l’école , produira aussi des conférences de consensus qui synthétise les résultats de la recherche, des formations, des informations pour la communauté éducative et plus largement le grand public afin de faire circuler au mieux les résultats de la recherche en évaluation scolaire et de créer un débat autour de l’école. Le Cnesco ne se limitera pas ainsi à la production de rapports, certes centraux et rendus publics à ce titre, il ira au-devant des participants de la communauté éducative pour mettre à leur disposition des synthèses des résultats de la recherche en évaluation qui répondent aux questions qui font l’actualité de l’éducation et qui ne sont pas toujours aisément accessibles.

La communauté éducative est bombardée d’études, de recherches, d’évaluations dont l’usage est difficile du fait de leur éparpillement, ce qu’elle nous demande c’est d’en assurer des synthèses scientifiques qui éclairent ses pratiques. Idem pour le citoyen qui est parfois un peu perdu, faut-il supprimer le redoublement, enlever les notes en primaire ? L’évaluation doit être au service des praticiens et du débat public. C’est parce qu’on débat démocratiquement sur l’école sur la base d’arguments étayées scientifiquement que l’école pourra progresser.

Propos recueillis par François Jarraud