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Comment découvrir ce qu’ont pensé, décidé et ressenti les Français durant la Grande Guerre ? Les familles gardent précieusement les correspondances familiales où l’on sait lire entre les lignes les souffrances et les découvertes. Un efamille a su garder une énorme correspondance et une masse de documents : la famille Résal. Pierrick Hervé, professeur au lycée Guist’Hau de Nantes et Marie-Christine Bonneau-Darmagnac, professeure au collège Jules Verne de Buxerolles participent à la construction d’une plate forme numérique qui a commencé à mettre à disposition des collégiens et lycéens des documents qui invitent à un véritable voyage dans le temps.

Pouvez vous revenir sur le genèse du projet ?

Plateforme 14/18 est l’une des nombreuses productions issues du corpus privé de la famille Résal. L’idée d’une plateforme est née il y a quelques années lorsque Laurent Véray, historien du cinéma, a eu l’opportunité de réaliser un film à partir des lettres et photographies de la famille Résal. Le film « La cicatrice. Une famille dans la Grande Guerre » a été produit par Cinétévé et diffusé sur France 3 en mars 2014. Il comprend quelques dizaines de lettres et photographies. Parallèlement, Jacques Résal, le dépositaire du corpus, et Pierre Allorant ont publié 3 ouvrages en utilisant la correspondance des Résal (Lignes du front de l’Arrière. Correspondance du directeur du tramway de Bordeaux avec son fils artilleur, PU Bordeaux, 2015; La Grande Guerre à tire d’ailes. Correspondance de deux frères dans l’aviation. 1915-1918, Encrage, 2015; Femmes sur le pied de guerre. Chronique d’une famille bourgeoise. 1914-1918, Septentrion, 2014).

La plateforme est donc l’une des composantes du projet transmédia (film, ouvrages, création numérique) né des archives de la famille Résal.

L’équipe, composée de Marie-Christine Bonneau-Darmagnac, Pierrick Hervé, Guillaume Soulez et Laurent Véray, s’est constituée en 2014 avec comme objectif de réfléchir à une plateforme mettant en valeur l’ensemble du corpus (3500 lettres et 300 photographies). Dès le départ, il a semblé évident de proposer aux grandes institutions de nous accompagner dans le projet afin de compléter le corpus privé par des documents de nature variée provenant de fonds publics : l’ECPAD, la BDIC, le SHD et la BnF ont accepté de collaborer.

D’emblée, il nous a paru logique de donner à ce projet une dimension pédagogique forte en faisant de Plateforme 14/18 un laboratoire pour développer les usages du numérique en classe. La Direction du Numérique nous a apporté son aide très rapidement et est devenu notre principal soutien financier et notre interlocuteur privilégié dans l’élaboration et la conception de la plateforme. L’ensemble des contenus fait l’objet d’une analyse aux plans académique, didactique et pédagogique et est validé par Tristan Lecoq, Inspecteur général, au nom du groupe d’histoire-géographie de l’inspection générale.

Dans le même temps, nous avons réfléchi à la façon dont Plateforme 14/18 pouvait s’adresser à un public plus large et c’est pourquoi nous avons privilégié 4 entrées : un agenda où sont publiées les lettres cent ans plus tard, une entrée par les personnages (8 membres de la famille Résal), une entrée thématiques et une carte.

Ensuite, nous avons travaillé de façon assez classique en associant un prestataire (Hégyd) et un chef de projet, Julie Guilbault. Le développement a nécessité une année de travail, consacrée pour une grande part à une lecture attentive des 1050 lettres afin de constituer les thésaurus (lieux, noms propres, mots clés, thématiques) qui permettent de lier l’ensemble des documents de la plateforme entre eux.

La plateforme repose sur les souvenirs de famille de la famille Resal. Que sait-on d’eux, de leur position sociale et militaire ? Sont- ils représentatifs des Français de 1914 ?

La plateforme ne repose pas sur les souvenirs mais sur les archives privées de la famille Résal. Cette famille appartient à la bourgeoisie des talents, comme on disait au XIX° siècle, produit des grandes écoles françaises. Les Ponts et Chaussées ont permis au père, Eugène, d’exercer des fonctions dans des postes de responsabilité en France et en Tunisie alors protectorat. Pendant la guerre, il est responsable des Tramways de Bordeaux. Julie, la mère, appartient elle aussi à une bourgeoisie de province fondée sur le diplôme, son frère présent dans les courriers, est médecin et part sur le front d’Orient en 1915 dont il livre une histoire au jour le jour passionnante.

Les quatre fils font des études supérieures de haut niveau : Salem est ingénieur agronome, Younès est polytechnicien, Paul est licencié en Lettres, Louis en Droit. Les deux filles ont reçu une culture solide et classique, Mériem enseigne le piano pendant la guerre et Chérifa plus jeune passe le diplôme d’infirmière à l’occasion du conflit.

Les quatre fils sont soldats pendant la guerre, Younès décède dès le début du conflit, Salem occupe un poste de sous-officier dans l’artillerie. Les deux plus jeunes frères vont vivre une passion nouvelle pour l’aviation. Mais l’ensemble de la famille est mobilisée par son travail ou son engagement. Les femmes remplissent leurs fonctions sociales reconnues, l’éducation et le soin, et pour des bourgeoises l’encadrement d’ouvroir, des fonctions caritatives.

Si l’on fait allusion à un débat quelque peu dépassé, cette plateforme utilise des sources émanant d’une catégorie sociale privilégiée, qui possède les signes identitaires de la bourgeoisie moyenne : maison de ville, maison de plaisance d’origine familiale, études, domesticité… Elle manifeste un patriotisme résolu, consent à ce que ses enfants remplissent au péril de leur vie leurs devoirs de soldats-citoyens. Mais les courriers montrent aussi le positionnement d’autres catégories sociales par les cercles de travail de sociabilité de la famille.

3500 lettres, 500 photos, 30 films, c’est une masse énorme. Comment les élèves vont ils naviguer dans cet océan ?

Les élèves de collèges et de lycée n’ont pas vocation à naviguer seuls dans une telle masse de documents. L’équipe élargie de Plateforme 14/18 est constituée de collègues de plusieurs académies qui enseignant en collège, en lycée et en classes préparatoires aux grandes écoles. Nous avons conçu le projet de proposer des activités pédagogiques précises aux classes que nous avons en charge.

Ainsi, Frédéric Durdon et Marie-Christine Bonneau ont construit une tâche complexe pour des classes de Première avec comme objectif la réalisation d’une exposition virtuelle. Le résultat est en ligne sur le site du lycée Bergson d’Angers. Emilie Kochert, après avoir fait une sélection rigoureuse de lettres et de photographies a fait rédiger à ses élèves de Première le faux Facebook de Younès Résal.

À l’occasion du festival War on Screen à Chalons en Champagne, en octobre 2014, Christine Galopeau de Alméida et Maryse Pisano-Bolaers ont fait réaliser à leurs élèves de troisième des photo-récits sur le thème de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale. Les travaux ont été projetés pendant le festival.

Au collège Jules Verne de Buxerolles, en REP, les troisièmes ont rédigé la biographie de Younès Résal et l’ont publié sur une encyclopédie participative.

Toutes ces propositions sont publiées sur Plateforme 14/18 et les collègues qui le souhaitent peuvent s’en emparer, les utiliser telles quelles ou les modifier. Les productions réalisées par leurs élèves, peuvent être publiées, après validation du comité pédagogique.

Quels éclairages apporte la plateforme qui dépasse ce que l’on trouve d’ordinaire dans les manuels ?

Les manuels régulièrement renouvelés centrent le propos sur les attendus des, programmes scolaires, ce qui semble leur mission. Si les enseignants peuvent trouver dans la plateforme matière à enseigner la Grande Guerre c’est essentiellement par la diversité des thèmes abordés par les sources. Elle ne cherche pas à s’adapter, elle est conçue comme une sorte d’histoire totale de la guerre telle que la permettent les sources présentées in extenso. La multitude de thèmes présentée par l’architecture, permet à l’enseignant, et pas seulement pour l’Histoire-Géographie, de confronter l’élève, l’étudiant à la source même de l’écriture de l’Histoire.

Ainsi pour revenir sur les programmes actuels, la bataille se lit dans les courriers échangés par la famille. Les femmes parlent de la guerre, de la bataille, de la diplomatie car l’information circule. Les soldats au front s’écrivent entre eux, échelle de lecture rare dans les manuels qui valorisent les échanges front/arrière. Si les sources ne révolutionnent pas les principales conclusions de la recherche, la plateforme en associant sources et articles permet à l’élève d’en faire l’acquisition, de confronter sources et interprétation, de participer à son tour à l’écriture de l’histoire.

La plateforme donne chair à cette histoire vécue par des millions de familles à travers un exemple dont la correspondance et les photographies forment un fonds d’une rare ampleur.

La plate forme est elle un univers fermé ou contributif ? Quelle part peuvent éventuellement y prendre les classes ?

La Plateforme est résolument contributive et collaborative. Tous les partenaires de Plateforme 14/18 (le Comité pour l’Histoire de La Poste, le ministère de la Défense, le ministère de l’enseignement supérieur, de l’enseignement supérieur et de la recherche) peuvent d’ores et déjà proposer leurs contributions, certains l’ont d’ailleurs fait.

Dans sa version 2, Plateforme 14/18 sera dotée d’un wiki qui permettra à toute personne connectée (chercheurs, étudiants, enseignants) de publier directement. Un enseignant pourra donc poster une proposition de travail avec ses élèves et publier les productions réalisées. Il nous semble que ce type d’outil pourrait voir l’émergence d’idées pour les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires au collège, notamment sur les thèmes « Sciences, technologie et sociétés » ou « Information, communication, citoyenneté ». L’abondante correspondance mise en ligne mais également le travail autour de la thématique « la guerre est le reflet de la modernité » pourront intéresser l’enseignement des lettres, de l’histoire des arts ou des sciences et techniques. Les travaux des élèves, après validation seront mis en ligne et susceptibles d’être lus par un lectorat très élargi.

La Plateforme est évolutive car pour le moment elle accueille les lettres écrites en 1914 et 1915, elle va progressivement s’enrichir des courriers rédigés en 1916, 1917 et 1918. Par ailleurs, des articles concernant les thématiques, les personnes, les lieux vont être rédigés et publiés. Chaque ressource (lettre, photographie, carte postale, télégramme, affiche, film, …) publiée peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Plateforme 14/18 est un objet numérique en construction et en perpétuelle évolution.

Propos recueillis par François Jarraud

La plate forme