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Elles sont enseignantes, conseillères pédagogiques, IEN, formatrices. Le 28 janvier elles sont venues participer aux Rencontres du GFEN depuis la région parisienne, mais aussi Bordeaux, Besançon ou Nantes… Elles sont venues pour entendre quelques grands noms, mais aussi pour expérimenter au sein d’ateliers. Des moments de rire, de partage, de retours réflexifs sur ses pratiques. La volonté de ne pas céder au pessimisme. Et toujours l’ambition de porter au plus haut les élèves. Décidément les 9èms Rencontres Maternelle du GFEN sont revigorantes…

Véronique Boiron : Parler, penser ensemble à l’école maternelle

Ouvrant la journée, Véronique Boiron pose d’entrée ce qui lui semble la question essentielle : l’école est un univers étranger à nombre d’enfants. Il faut le savoir pour ne pas confondre l’usage de la langue (le lexique mobilisé) et le langage : un enfant peut dire des choses intéressantes et profondes avec un nombre limité de mots. Encore faut-il ne pas en rester au constat.

En effet, pour l’enseignant, le langage est à la fois le seul moyen d’accéder à la « boite noire » de l’enfant (ce qu’il sait, ce qu’il pense) et le moyen de développer sa pensée. « Le fait de raconter, d’imaginer est la spécificité de l’Humain et la machine à parler, à se parler ne s’arrête jamais ». Pour V. Boiron, le langage s’échange à travers l’outil de la langue, mais le langage est singulier : « C’est le support de la vie psychique ». C’est un moyen qui permet au sujet de construire le monde, de penser lorsqu’il énonce, de s’extraire de l’ici et maintenant, de faire autre chose dans sa tête que ce que fait son corps, de dire l’absent, de raconter, de comprendre le monde, d’agir avec les autres. « Etre en langage », construire un rapport au monde, comprendre, savoir et penser, c’est donc une construction lente, complexe, difficile à évaluer et à enseigner.

« A la maternelle, tout ce que les enfants apprennent se construit en s’appuyant sur le langage et la parole du maitre. Et c’est dans ce domaine que les écarts de compétences entre enfant sont le plus importants, de un à huit ». Pour V. Boiron, ce qui est difficile pour l’enseignant, c’est de comprendre que ce qui est compris est beaucoup plus important que ce qui peut être parlé par l’enfant. Une grande partie du travail qu’il a à réaliser est donc un travail de traduction, de reformulation. « Parler en faisant, avant de parler sans faire, c’est nécessaire et c’est long. Ce sont dans ces moments que les explicitations sur « comment on fait pour faire » peuvent être explicités. Souvent, c’est la première fois que les enfants « entendent penser » un adulte » précise-t-elle.

Elle nourrit son propos d’exemples concrets : les usages du langage à l’école sont très différents de l’usage dans la vie : il faut dire comment on fait. C’est différent de faire un puzzle et de dire comment on fait pour faire un puzzle. « Prenez votre cahier rouge » signifie « faire des mathématiques » , « les absents sont là » signifie « dans ma main j’ai les cartes qui représentent les trois enfants qui ne sont pas là ». Souvent on confond « parler » et « dire » : ceux qui « parlent tous le temps » à l’enseignante masquent parfois le fait qu’ils ne disent rien.

« L’école est aussi le lieu d’un code élaboré, qui dépasse les implicites qui suffisent généralement dans la vie ordinaire » précise V. Boiron. L’école est le lieu contraint à mettre à distance le faire, l’agir. A cent lieues des doxa spontanéistes…

« Parler penser » à l’École, c’est donc construire ensemble le sens à partir d’une expérience psychique partagée, agir sur les autres en se faisant écouter ou comprendre sans coup de poing ni morsure, et donc développer son autonomie. Pour V. Boiron, c’est dans un mouvement collectif que cela se construit. Avant de dire « je pense », on ressent « ça pense en moi ». On éprouve le commun des émotions partagées autant que le singulier de la différence. Ce n’est qu’en grande section qu’on commence à s’intéresser à ce que pensent les autres, à se dire que les adultes ne disent pas toujours la vérité et que l’enseignante a un rôle particulier dans ce rapport aux grandes questions et à la vérité. Découvrir qu’on peut faire semblant, ruser, c’est extraire l’enfant de ses premières expériences ou peur, généraliser, abstraire, parler ensemble d’une situation.

V. Boiron conclut en réaffirmant ses convictions pédagogiques et éducatives : il faut donc enseigner à tous en même temps qu’enseigner à chacun. Cela passe souvent par des micro-moments, mais il faut aussi apprendre à parler devant le groupe, avec du collectif autant que du singulier. Le rôle du maitre est fondamental pour scolariser, faire verbaliser et expliciter les situations scolaires . « La recherche du sens de l’école et des apprentissages n’est pas donnée, elle se construit pas à pas ».

L’imagination ça s’apprend.

Anne Clerc-Georgy est chercheuse-formatrice à Lausanne, en Suisse, là-bas la maternelle se concentre sur les deux années équivalent à la moyenne et la grande section en France, les classes accueillent des enfants de ces deux classes d’âge. L’enseignant-e officie seul-e (il n’y a pas d’ATSEM) mais avec une moyenne de 24 élèves par classe.

Le propos d’A. Clerc-Georgy vise à montrer les relations entre imagination et apprentissage « que c’est imbriqué, complexe, pas dichotomisé »

Elle souhaite se situer dans une troisième voie, vygotskienne, alternative à deux modèles d’école maternelle actuellement présents : l’un de tradition anglo-saxonne, modèle expressif, valorisant la créativité et la libre expression des enfants, le second à tendance extrême inverse : « primarisant » en tendance dans les pays francophones et la France qui fait entrer tôt dans les apprentissages formels en pensant que « si on commence vite, on résout plus vite les problèmes », avec l’écueil connu à présent que cette logique peut s’avérer absolument délétère.

Aussi elle invite à réfléchir autour de la période de 3 à 7 ans en se posant la question de « ce que peut faire l’enfant, de ce qu’il peut apprendre ». Pour Vygotski nous dit A. Clerc-Georgy cette période représente « un âge particulier, un entre-deux, où l’enfant a besoin de vivre selon son propre programme, ses intérêts et en même temps a besoin d’apprendre à devenir un écolier, se scolariser dans des apprentissages qu’il n’a pas choisi. ». Ce qui se construit à l’école c’est la capacité à changer de perspective sur des mêmes objets, à entrer dans les disciplines scolaires en apprenant à changer de perspective sur les objets qu’on rencontre, la capacité d’identifier ce qui est important dans ce qu’on est en train de faire. Pour à terme lâcher des élèves qui peuvent s’engager volontairement dans des apprentissages qu’ils n’ont pas choisi.

Au fond on n’apprend pas sans imaginer, mais il n’y a pas non plus d’imagination sans apprentissage.

Dans les débats sur l’éducation il y a un risque à considérer l’apprentissage comme une accumulation. Apprendre ce n’est pas s’approprier des choses superficielles mais des outils qui nous permettent de penser plus et de développer encore plus avant notre pensée. Les êtres humains passent leur vie à inventer ces outils pour mieux agir et penser, outils qu’ils doivent transmettre aux générations suivantes et que celles-ci doivent s’approprier. Dans une perspective où il faudrait laisser les enfants inventer leurs propres savoirs, si on laissait les enfants inventer des outils ils en inventeront peut être d’autres que ceux que nous utilisons. Et cela poserait le problème du partage d’une culture et de normes communes.

Par contre on peut – on doit- accompagner les élèves dans leur appropriation de ces outils pour montrer comment on s’en sert.

A. Clerc-Georgy rappelle qu’entre 3 et 7 ans l’enfant apprend selon son propre programme, selon le contexte dans lequel il est, c’est l’apprentissage « spontané » défini par Vygotski. Il y a alors quelque chose qui nous résiste chez le jeune enfant parce qu’il investit des champs d’apprentissages à son gré d’où des enfants qui pour certains apprennent à marcher à 8 mois quand d’autres marchent à 20 ou le fait que certains parlent à 18 mois quand d’autres s’y mettent beaucoup plus tard. Tous restent des enfants normaux et au final face à un public d’adulte il est impossible de savoir qui a marché ou parlé plus tôt que tel autre. À l’inverse, vers 7 ans, l’enfant devient capable d’entrer dans un apprentissage dit « réactif » c’est à dire d’entrer dans des apprentissages qu’il n’a pas choisi (vers le CE1).

Dans cette phase entre 3 et 7 ans on joue dans un entre-deux, où il faut d’abord partir de leurs intérêts, leurs moteurs internes et faire en sorte de les mener là où on veut. « Le travail du maître consiste à faire en sorte que ce que veut l’enfant c’est ce que veut le maître. »

Cependant apprendre recouvre de la « complexité », ainsi « savoir compter jusqu’à 30 » ou connaître la comptine numérique n’est pas un outil, par contre la compétence de mettre en relation un nombre (même si c’est juste 3) avec une quantité, un ordre est une réelle compétence de numératie….

A. Clerc-Georgy invite à se méfier des traces, travaux d’élèves réalisés en dehors de tout regard direct de l’enseignant : ne pas assister au raisonnement de l’enfant peut induire à postuler des erreurs alors que le raisonnement de l’enfant est juste. Ainsi si l’on attend une suite d’images séquentielles sur deux lignes dans le sens de lecture et que l’enfant réalise l’activité en collant ses images de gauche à droite pour la première ligne mais de droite à gauche pour la seconde, collant son image au plus près de celle qui la précède dans son raisonnement. Au lieu d’une activité individuelle, pour ce genre d’activité, des échanges collectifs seraient plus intéressants et nourrissants parce qu’ils induisent que les élèves justifient leurs procédures et façons de faire, et ce faisant qu’ils apprennent. A.Clerc-Georgy insiste donc sur la place du collectif et l’utilisation du langage qui permet de rendre accessible la complexité. Pour les enfants qui ne sont pas encore rentrés dans ces savoirs disciplinaires, ce n’est qu’en les côtoyant au sein d’un collectif qu’ils vont pouvoir envisager ce qu’ils pourront petit à petit faire de ces savoirs, d’où la nécessaire explicitation autour du savoir pourquoi on utilise tel ou tel outil.

Apprendre c’est aussi imaginer parce que c’est acquérir des connaissances dont on a pas l’expérience. Il faut que l’élève devienne capable de construire des faits, des compréhensions, par mémoire puis par projection. C’est à dire que pour construire des connaissances par exemple sur l’Afrique, sans y être allé, il peut s’appuyer sur des connaissances et représentations construites par l’imagination autour de ce qu’on lui a raconté. L’élève doit également pouvoir se projeter comme étant capable de faire des choses qu’il ne sait pas encore faire aujourd’hui, s’imaginer réaliser des apprentissages qu’il ne maîtrise pas encore. C’est cette projection qui fait qu’il va maintenir et mobiliser une endurance, s’investir dans l’apprentissage. « Il faut que l’enfant ait envie d’apprendre et s’imaginer un jour capable de ». Mais l’inverse est vraie aussi : « l’imagination c’est se représenter par la pensée des choses qui ne sont pas là, qui existent ou non, qu’on les ait vécues ou pas et que l’on peut faire exister par la pensée. » Évidemment le tout petit n’est pas encore « là-dedans, il est dans la réaction à l’ici et maintenant. Progressivement il va devoir apprendre à dissocier l’action et la pensée, dans le temps, à être capable de se retenir de quelque chose, par exemple s’imaginer, se projeter en train de construire sa tour ou la détruire ce qui lui procurera des émotions dans l’attente de la réalisation effective. Petit à petit l’enfant doit construire cet élargissement du temps soit sa capacité d’agir par la pensée pour finalement penser l’action en avance et développer les prémices de l’imagination », soit un socle de l’imagination acquis entre 3 et 7 ans.

L’imagination a un rapport également à la réalité : on imagine à partir de la réalité et des expériences qu’on a déjà. On dit souvent l’imaginaire des petits très riche, pour A Clerc-Georgy, « le petit n’a pas plus d’imagination que l’adulte, au contraire plus on a d’expériences plus on a de matériau pour imaginer. » Et en même temps l’imagination modifie notre rapport à la réalité (un enfant va être capable d’attribuer une autre fonction que sa fonction initiale à un objet pour servir son jeu : utiliser n’importe quel autre petit objet pour lui servir de thermomètre s’il est en train de jouer au docteur et qu’il ne dispose pas de fac-similé ou « C’est plus une chaise, c’est un cheval ». L’imagination permet de porter un regard différent sur la réalité pour la transformer. Et du coup elle permet d’explorer et de mieux comprendre la réalité.

Dans le jeu l’enfant « triture une expérience pour mieux la comprendre. », c’est le cas dans les émotions mais c’est aussi le cas dans les apprentissages : par l’imagination on teste l’apprentissage qu’on nous propose.

Tout est donc bien imbriqué, cyclique ou circulaire. Il y a un besoin de matériel à l’imagination « in vivo » mais aussi de matériel interne (des savoirs à explorer). Sur la durée si on ne nourrit pas aussi techniquement l’enfant, en lui donnant des compétences pour faire usage de cette imagination, ça s’arrête. On le voit avec le dessin, ainsi vers 13-14 ans quand les enfants arrêtent alors qu’ils commencent à avoir un regard critique sur leurs productions. Pour que l’imagination perdure il faut avoir des outils pour lui faire prendre forme. Il faut qu’on puisse aborder tous les apprentissages artistiques dans leur sens profond ainsi aborder la musique par le tempo pour nous accorder tous, nous mettre ensemble. D’où l’importance de pouvoir donner aux enfants l’accès à l’intérêt d’entrer dans ces outils, leur donner envie de les apprendre et initier l’entrée dans la complexité.

Au sujet de la place du jeu

Pour Vygotski l’imagination trouve sa naissance dans le « vrai » jeu, le « play » en anglais (versus « game ») le français ne nous offrant pas la possibilité de faire ce distingo. Il importe donc de permettre que ce jeu puisse exister : un jeu que l’enfant choisit d’investir, pour autant que l’enfant ait appris à jouer, pour autant que l’adulte mette à disposition le matériel propice à la construction de situations riches et variées. « C’était quelque chose d’assez naturel autrefois quand les enfants grandissaient ensemble ». Et qui pour certains enfants aujourd’hui est complètement perdu, nous avons en effet des enfants qui entrent à l’école en ne sachant pas jouer. Ceci dans tous milieux socio-culturels : ce sont des enfants dans des postures où ils attendent qu’on les stimule, en les sollicitant constamment ou en les laissant passifs devant des écrans. Or « un enfant devrait passer un tiers de son temps à jouer, c’est là que l’imagination démarre. » avec du matériel qui doit permettre une grande liberté et aussi être un peu frustrant (quantités de briques de légos, mais pas forcément le modèle à construire en suivant le pas à pas de la « maison Harry Potter »). Dans ses visites de classes A. Clerc-Georgy observe que si on laisse des papiers et de quoi écrire partout dans la classe par exemple au coin docteur ou coin commissions, émergent des ordonnances, des listes, formidables documents propices à une évaluation « in situ » des représentations des enfants dans leur perception de l’acte d’écrire.

Le « vrai » jeu est donc lieu de développement de l’imagination, de l’abstraction, de la projection dans l’action par la pensée, de la gestion des émotions , de l’autorégulation : « Ce sont les mêmes enfants qui s’auto-régulent dans les apprentissages qui sont capables de jouer pendant une heure à jeu avec des copains. La corrélation est très forte. De façon identique ce sont les mêmes enfants qui ne savent pas jouer, qui n’ont pas appris, qui n’ont pas d’empathie, n’ont pas développer la capacité à se mettre à la place d’autrui, ont des tendances hyperactives, problèmes de concentrations etc. ». C’est aussi le lieu d’exploration, appropriation, intériorisation des savoirs scolaires : d’où l’importance de donner accès à des savoirs de qualité dès le plus jeune âge. On oublie souvent qu’il y a besoin d’un temps d’appropriation, de digestion, où on est libre, pour triturer. A. Clerc-Georgy remet en cause au passage les évaluations diagnostiques de début CP, catalogues ou accumulations simpliste de quelques savoirs parcellaires qui n’évaluent pas en profondeur les acquisitions, « ce n’est parce qu’ils comptent jusqu’à 1000 qu’ils savent ce qu’est un nombre. » De même le déchiffrage n’est pas accès au sens. Ce peut être entendu comme une façon d’égratigner l’aspect magique des acquisitions sauce Montessori. Enfin le « vrai » jeu serait le lieu d’observation privilégiée de l’appropriation de ces savoirs et des tendances évolutives de l’enfant ceci parce que l’enfant y prend beaucoup plus de risques que dans toute autre situation (et vigilance sur la valorisation des réussites qui parfois éteignent toute envie de continuer à explorer dès lors qu’elles semblent « scolarisées » à l’enfant). Ces observations sont à entendre comme la possibilité de « se donner les moyens d’avoir accès à où ils en sont de leurs acquisitions. ». A. Clerc-Georgy ne manque pas d’anecdotes ainsi cet enfant qui gribouille sur une pseudo-ordonnance 3 marques distinctes et qui assène à son camarade en lui tendant le document : « Tu diras à ta maman que tu as 1000 de fièvre et qu’il faut qu’elle te donne du DA-FAL-GAN » associant du geste et montrant pour chaque syllabe chacun de ses gribouillis. Une évaluation en somme.

Lucie Gillet