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Comment mettre au jour à l’écran les ravages sociaux engendrés par la mondialisation économique et ses logiques financières ? Par quelles formes nouvelles rendre perceptibles la souffrance et la colère des ouvriers confrontés à la mutation du travail et à la disparition de leur emploi ? Le cinéaste Stéphane Brizé, taraudé par ces interrogations (comme en témoigne en 2015 « La Loi du marché ») choisit de nous projeter au cœur de la bataille aux côtés des salariés d’une grande entreprise française dont la fermeture vient d’être programmée par la maison-mère située en Allemagne. A l’origine du périlleuse projet, le réalisateur et son coscénariste, Olivier Gorce, partagent la même exigence : mettre en lumière les ressorts cachés d’une mécanique implacable et la dimension humaines d’une révolte collective alors que les médias, audiovisuels en particulier, en soulignent en quelques images lapidaires les dimensions spectaculaires, les excès et les violences. Irriguée par l’amplitude du travail d’enquête, portée par la justesse du casting, la fiction minimaliste centrée sur le collectif de lutte, capté sur le vif par une caméra fiévreuse, prend vie sous nos yeux, avec une crudité saisissante. Au-delà de la représentation très réaliste des différentes parties prenantes d’un ‘plan social’, « En Guerre » se meut en épopée terrible, comme la chronique mouvementée d’un désastre annoncé, rythmée par une partition musicale rageuse et dissonante. Le film braque alors ses feux sur l’enjeu véritable, éminemment politique : à quel prix les hommes et les femmes qui aujourd’hui n’ont que leur force de travail à vendre peuvent-il prendre le pouvoir sur leur existence et peser sur la marche du monde ?

Au cœur de la lutte

Rapide comme l’éclair, brutal comme un coup de tonnerre, le flash de BFM-TV annonce le blocage d’une usine à la suite de la décision de sa fermeture prise par la direction. Un prélude médiatique avant notre immersion en profondeur aux côtés des travailleurs de Perrin Industrie. Ces derniers viennent de décider en effet cette forme de lutte totale (interdisant l’accès aux stocks) en réaction à la trahison de leur directeur. Nous tombons en pleine discussion, le premier face-à-face des salariés et de leur patron français. Ceux-ci lui rappellent le non-respect de l’accord signé avec les 1100 salariés. Deux ans auparavant, ils ont conclu un ‘deal’ : faire de lourdes concessions sur leurs salaires et leur temps de travail pour permettre à l’entreprise en difficulté de se remettre à flots, en échange de la garantie de l’emploi pour cinq ans au moins. Aujourd’hui, le site va fermer alors que Perrin industrie (filiale localisée à Agen d’un grand groupe allemand), grâce aux sacrifices des salariés et aux aides de l’Etat, réalise de gros bénéfices, reversant même des dividendes importants à ses actionnaires.

Au plus près des protagonistes, nous assistons à la confrontation musclée entre les employés en colère et leur employeur mal à l’aise. Au sein du groupe, se détache le visage tendu de Laurent Amédéo (Vincent Lindon), porte-parole à la voix forte et au verbe assuré. Tandis qu’il monte le ton au fur et à mesure que croît l’assurance du bon droit, il met le directeur face à sa responsabilité : la rupture unilatérale du contrat. Colère et détermination des uns, faiblesse et impuissance de l’autre. Les négociations sont bloquées sans aucune avancée.

Conversations secrètes, coups d’éclat et cruelles divisions

Commence alors sous nos yeux la bataille farouche des salariés déterminés à tout tenter pour sauver leur emploi, une bataille dont nous accompagnons étape par étape les dramatiques rebondissements. Tentatives d’interventions des pouvoirs publics, rencontres de conciliation avec divers représentants de l’entreprise, de ses DRH et autres conseillers juridiques alternent avec les démonstrations de force (manifestations de rue) et opérations ‘coup de poing’ (délégation au siège du MEDEF, demandes réitérées par pressions sur les pouvoirs publics et plusieurs représentants en France dune venue à la table des négociations du PDG allemand de la filiale…). Des temps forts qui déclenchent des accès de violence aux conséquences en cascade : l’intervention des forces de l’ordre devant le MEDEF et les affrontements qui en découlent constituent ainsi un point de rupture notable. Outre la perte de crédibilité ‘médiatique’ du mouvement, le premier accroc dans l’unité apparaît sur les formes de lutte à adopter. D’autres divisions se font jour comme lors d’une réunion houleuse des salariés au cours de laquelle Laurent, furieux, s’oppose à un représentant de ceux qui, contactés par la direction, ont accepté en douce de négocier le montant de la prime de licenciement. Nous voyons, au grand dam de celui qui prône le refus du renoncement (soutenu par quelques autres dont la fière Mélanie), les divisions et les rancunes se creuser avec les partisans de la négociation et de la reprise du travail.

Un autre accès de violence extrême, capté en direct par des reporters de télévision et diffusé le jour même, jette le discrédit sur un combat en bout de course, porté par quelques-uns avec l’énergie du désespoir.

Sans dévoiler un dénouement, dérangeant, à la mesure de la fatalité ici à l’œuvre, soulignons le caractère éclairant des séquences de négociations, très instructives, filmées avec une rare intelligence. Ainsi, là où les caméras de télévision ne s’aventurent pas, celle de Stéphane Brizé s’attarde et une réunion dite de la dernière chance révèle au grand jour d’implacables vérités. Le patron de la firme allemande, un repreneur français jugé ‘fiable, des représentants de la direction actuelle, des représentants des salariés dont Laurent et Mélanie, tous sont là, se regardent, se jaugent, prennent la parole, dans un échange tendu, entre langage feutré des uns, propos assénés du décideur et mots crus du porte-parole des salariés, les perdants. Le PDG allemand annonce en effet sans ambages son refus de l’offre du repreneur et maintient sa décision de fermeture définitive de la filiale française, comme la loi l’y autorise. Ainsi, lors de cette ultime rencontre, chacun a ses raisons à la manière d’un personnage du cinéma de Jean Renoir et pourtant chacun des protagonistes incarne avec force la loi du marché mondialisé, la législation en vigueur, le pouvoir (ou l’impuissance) de l’Etat, les droits des salariés dans ce cadre contraint.

Et le cinéaste réussit le tour de force de ne jamais perdre de vue le collectif précaire de ses héros ordinaires : les voix qui portent la colère et l’énergie vitale, les corps fatigués qui crient justice, comme seules armes, malgré défections et divisions, pour s’opposer au verbe compassé ou au discours cynique des puissants, pour contrecarrer la violence sociale.

Forme fiévreuse, état d’urgence

Au-delà de la multiplicité des ‘points de vue’ revendiquée par le cinéaste, la mise en scène assume sa proximité avec le collectif de travailleurs en lutte et sa focalisation sur son leader naturel. Au milieu d’une communauté de salariés, composée d’acteurs non-professionnels judicieusement choisis (et formidables interprètes dont l’épatante Mélanie Rover), le comédien Vincent Lindon (en compagnonnage fertile avec le réalisateur depuis « Mademoiselle Chambon » en 2009) incarne Laurent, le porte-parole du groupe, avec la force de l’évidence. Dès sa première apparition à l’écran, il s’affirme comme la figure possible d’un héros ordinaire de notre époque, porté par la puissance de la parole, habité par le besoin de sauver l’emploi et la conviction de défendre une juste cause, à la recherche de la meilleure stratégie collective, entre coups de gueule, manifestations de force, accès de violence et quête du compromis acceptable.

La répétition des mêmes agencements d’images et de sons scande chaque séquence de façon originale. Une réunion, des prises de paroles, une manifestation ou une autre initiative collective se succèdent. Après la montée du ton et le crescendo de la tension ou de la violence, le son interne à la scène diminue puis disparaît au fur et à mesure que la musique, rageuse et dissonante, (composition créée par le musicien Bertrand Blessing)monte en puissance en un effet de disharmonie imitative.

A intervalles réguliers, la séquence se clôt par quelques images d’un reportage télévisuel centré sur un incident grave ou un épisode violent, sans explication du contexte. Et ces plans fugitifs renforcent le sentiment d’impuissance ambiant et le décalage entre le bien-fondé de la lutte et l’échec d’un combat collectif dont le film fait l’anatomie et détaille les rebondissements menant inexorablement au désastre.

Derrière la fièvre d’une mise en scène réaliste et investie, Stéphane Brizé compose une épopée sociale, proche de la manière du cinéaste italien Francesco Rosi dans les années 1970. Il s’en éloigne cependant par la pertinence d’un filmage original au plus près des corps et des visages de ses personnages, dans une démarche empathique, au vif du sujet.

Par la lucidité du regard et la richesse de la forme, « En Guerre » acquiert au bout du compte une dimension politique et devient vecteur de réflexion sur les mutations anthropologiques induites par la financiarisation de l’économie mondialisée. Que valent aujourd’hui des sociétés susceptibles de détruire les moyens de survie d’une communauté humaine pour garantir les profits de quelques-uns ?

Samra Bonvoisin

« En Guerre », film de Stéphane Brizé-sortie le 16 mai 2018

Sélection officielle, En compétition, Festival de Cannes 2018