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Depuis quelques jours, les enseignants font part de leur colère contre les évaluations CP-CE1. Alors que certains avaient décidé de ne pas les faire passer, une majorité d’enseignants ont évalué leurs élèves malgré leurs doutes initiaux. « Je ne regrette pas vraiment dans le sens où je préfère analyser en connaissance de cause que présumer et préjuger » nous explique Johanna. Béatrice, quant à elle, se sent méprisée. « Le plus agaçant est le mépris affiché de certains concepteurs de ces évaluations ! J’ai suivi le guide de l’enseignant, les consignes écrites et les vidéos. Pourtant, ces évaluations ont été vécues comme un échec par mes élèves. Les réactions des enseignants sont nombreuses : pourquoi ne pas nous entendre ? ». Laurent estime, quant à lui, « que la confiance n’est pas de mise avec la mise en difficulté des élèves et la négation du rôle des enseignants ». Fabrice va plus loin, « C’est simple, ces évaluations doivent être boycottées ou adaptées. Les enseignants doivent pouvoir sélectionner les exercices qu’ils jugent utiles. Ils doivent pouvoir modifier la consigne et le temps de passation pour adapter ces exercices au groupe classe qu’ils ont en face d’eux, sinon les résultats de ces évaluations ne sont pas exploitables ».

Laurent Vergracht enseigne dans le vignoble nantais depuis une vingtaine d’années, il en est à sa neuvième rentrée en CP. Béatrice Pinat enseigne à Créteil, en REP. Elle a une classe de CP. Johanna Cornou enseigne, quant à elle, dans une école de centre-ville au Havre depuis plus de vingt ans. Fabrice Belin, est maître E en REP depuis deux ans, Il était auparavant directeur. Le point commun de ces enseignants ? Le malaise ressenti lors de la passation des évaluations CP de leurs élèves.

Des évaluations nationales, ce n’est pas nouveau pour eux. Ils en ont déjà fait passer à leurs élèves que cela soit en grande section, en CE2 ou encore en CP. Mais celles-ci ont plus de mal à passer. Il ne s’agit pas seulement du contenu mais aussi d’une forme de négation de leur professionnalité qu’ils vivent mal.

Des évaluations qui mettent les élèves en difficulté

Fabrice nous raconte sa réaction à la découverte des évaluations. « J’étais en colère. J’avais l’espoir de découvrir un outil pour les enseignants, pour les écoles. J’ai découvert à la place certains exercices très simples, d’autres très compliqués, des exercices inadaptés aux programmes officiels, d’autres inutiles, des consignes peu claires, des exercices trop longs, d’autres mal organisés dans les livrets. J’étais en colère également de la méthode de management du ministère : vouloir cacher le plus longtemps possible les livrets et les guides de passation aux enseignants. Une fois la rentrée passée, avec tout ce que cela implique comme travail et charge mental, nous n’avons pas eu le temps de prendre connaissance des évaluations et de les analyser en équipe. J’ai maintenant des craintes quant aux objectifs réels du ministère. Tenter de prouver une inefficacité des programmes de maternelle ? Tenter d’imposer une seule et même pratique pédagogique dans les écoles ? Transformer les enseignants en de simples exécutants ? »

Cette colère, Béatrice la partage. « D’abord, les phrases sont bien trop longues. A l’oral, il faut des phrases simples et courtes. Ensuite, c’est un vocabulaire que nos élèves ne connaissent pas. Par exemple, dans cet exercice, la consigne était : « je vais d’abord vous donner pour chaque ligne les quatre mots qui correspondent aux quatre images. Vous devrez barrer l’image du mot qui ne se termine pas par la même syllabe que les autres ». Mes élèves ne comprennent pas ce que signifie « correspondre » » nous explique-t-elle. « L’année dernière, lorsque les élèves étaient évalués sur leur capacité à repérer des mots où l’on n’entend pas la même syllabe à la fin du mot cible, la consigne était plus simple : barrer le mot qui ne finit pas comme manteau et l’image du manteau était encadrée en gras. Cette année, l’opération demandée aux élèves est bien plus complexe : ils doivent mémoriser les quatre mots, puis mémoriser le mot cible, isoler la dernière syllabe de ce mot cible, la mémoriser et enfin la comparer avec les quatre mots énoncés par l’enseignant au début de la consigne. Si on cherche réellement à évaluer une compétence en phonologie, alors il ne faut pas introduire tant de biais. Et puis, ce type d’exercice ne correspond pas au travail de maternelle en phonologie. Nos élèves de CP sont entrés à l’école élémentaire depuis seulement 2 semaines. Les exercices proposés dans ces évaluations n’ont aucun sens pour nos élèves ».

Johanna enchérit « Dans l’exercice 1 du premier livret de français, quand on veut évaluer si l’élève identifie l’attaque des mots, pourquoi le faire choisir entre des lettres que beaucoup d’élèves confondent ? Un enfant qui confond les lettres b, d, p, q peut être capable de dire quelle est l’attaque d’un mot. Dans cet exercice, on évalue la discrimination auditive en ayant recours à des éléments de discrimination visuelle. Dans l’exercice 3 du même livret, on demande à l’élève d’entourer un dessin représentant un mot qui commence comme le mot cible. Je m’interroge sur le choix de la proposition « balise » parmi serpent, vélo et avion pour entourer ce qui commence comme « valise ». L’attention de l’enfant est attirée sur ce mot à deux titres : il est très éloigné du lexique commun et il est très proche du mot cible. Beaucoup de mes élèves ont bloqué sur ce mot. Au vu de leurs réactions, je ne suis pas sûre que les erreurs seront dues à la seule discrimination auditive. L’attention soutenue et la culture scolaire sont aussi en jeu ici ».

Selon Laurent, avec ces évaluations, les élèves ne pouvaient être qu’en difficulté. « Certains exercices me semblent au-delà des attendus de fin de maternelle comme par exemple le dernier exercice de mathématiques où il s’agit de placer un nombre sur une droite numérique. Cet exercice est totalement inconnu pour mes élèves et l’absence de graduations a rendu la réussite d’autant plus aléatoire. Mais, à l’issue de cette première phase, c’est la longueur de la passation ainsi que la complexité des consignes qui me sont apparues les plus pénalisantes. Le temps d’activité des élèves annoncé est de 20 minutes. Consigne nous a été donnée de mener chaque séquence sans interruption. Cependant, au regard des échanges avec des collègues de CP, aucun d’entre nous n’a pu terminer en moins d’une heure ».

Une confiance mise à mal

Béatrice s’insurge « « Pour une école de la confiance », c’est ce qui est écrit sur chaque livret donné aux élèves alors que ces évaluations brisent justement la relation de confiance qui s’était instaurée entre nous. Quelle est cette école de la confiance dans laquelle on explique aux parents que les enseignants ne peuvent pas concevoir eux-mêmes les évaluations de leurs élèves ? Qu’ils ne peuvent pas les corriger ? Qu’on va expliquer aux enseignants comment adapter leur enseignement à leurs élèves ? A quoi servons-nous finalement ? A-t-on si peu confiance en nous qu’il faut à présent évaluer nos élèves à notre place et nous expliquer comment enseigner ? Car c’est comme cela que ces évaluations sont justifiées : c’est un outil pour l’enseignant. C’est dans la lignée du fameux livre orange dans lequel on explique aux enseignants quel cahier choisir en CP.

Bien sûr les enseignants ont besoin de formation : nous n’avons plus que 18h pour cela, dont seulement 9h en présentiel. La formation des enseignants est indigente : ce n’est pas avec des guides à télécharger ou des modules en ligne que nous pourrons interroger nos pratiques et faire bénéficier nos élèves des avancées de la recherche en sciences de l’éducation.

Je veux aussi ajouter que l’école de la confiance prônée, ce sont des milliers de classes qui ont fermé en France et plus de 150 dans le Val-de-Marne. C’est un dispositif, les PDMQDC, qui fonctionnait bien dans mon école et qui a été supprimé. Ce sont également des RASED décimés : mon école est en éducation prioritaire, nous n’avons pourtant plus de maître G depuis des années et il faut attendre des mois avant qu’un élève ne soit pris en charge par la psychologue scolaire. Les postes de RASED sont vacants car la pénurie est organisée : on ne laisse pas assez d’enseignants partir en formation. Il y a aussi des élèves qui ne peuvent pas être accueillis en ULIS faute de place et des élèves qui resteront encore cette année des mois sans AVS. Ce sont les choix réalisés et ce sont nos élèves qui en subissent les conséquences. Sur le terrain, l’école de la confiance c’est ça pour moi ! »

Johanna, quant à elle, a l’amer sentiment d’avoir « malmené » ses élèves avec ces évaluations. « Les mots qui résonnent dans nos formations et nos lectures ces dernières années sont bienveillance, éducation positive, empathie et maintenant confiance. Je n’ai pas eu l’impression de mettre en œuvre toutes ces valeurs pendant ces moments d’évaluation, même en disant bien chaque fois que c’était demandé « ce n’est pas grave », « n’ayez pas peur, faites comme vous pensez ». Je ne suis pas opposée aux évaluations. Ce n’est pas une posture. J’aimerais pouvoir évaluer mes élèves sans que cela soit un tel stress. Les neurosciences établissent clairement que le stress est un obstacle à la réussite et au progrès. Leurs résultats vont être analysés alors que les conditions de passation et certains contenus sont très discutables. J’essaierai de tirer quelque chose de positif de l’analyse reçue en retour, mais tous les points évoqués ici sèment le doute dans mon esprit sur sa validité ».

Laurent aborde le rapport institution-enseignant qui, selon lui, est mis à mal. « Du côté de l’enseignant, notre tâche est réduite à répéter les consignes données, à saisir les réponses des élèves… Je viens de finir de saisir ces réponses et je me rends compte que je suis incapable de dire quel élève a réussi ou eu des difficultés dans ces évaluations. Je suis très curieux de voir le retour qui nous sera donné. Nous voici dépossédés du travail de correction qui, au-delà de l’acte de corriger en lui-même, nous instruit sur les difficultés de nos élèves, relevant aussi de leurs hésitations. Je pense d’ailleurs corriger et analyser les livrets de mon côté ».

Fabrice complète le propos de Laurent. « Je suis syndiqué et militant du SNUipp-FSU, mon organisation syndicale a été informée par de nombreux collègues de tout le département que les IEN enquêtaient pour savoir si les passations des évaluations nationales se faisaient dans les écoles. Dans certaines circonscriptions, les secrétaires contactaient par téléphone chaque école et demandaient si tous les collègues de CP et CE1 avaient bien commencé les passations. Dans d’autres, les directrices et directeurs devaient retourner un tableau en indiquant les dates des passations de chaque classe concernée ». Alors pour ce qui est de la confiance, il y a de quoi s’interroger…

Les premières semaines de scolarisation, surtout en CP, sont fondamentales pour l’instauration d’un rapport de confiance élève-enseignant. Une relation mise à mal par ces évaluations, dont les bénéfices, pour les élèves et les enseignants, restent à prouver. Joanna conclut, « je ressens de la fatigue et du dépit. Ce type d’évènements me donne l’impression de ne pas être prise en compte comme maillon de la chaine éducative. En l’occurrence, nous sommes simples exécutants, surtout maintenant que la correction et l’analyse ne sont plus de notre ressort. Les fois précédentes, on pouvait relativiser certaines données qui nous semblaient discutables, préciser le type d’erreur voire adapter certains exercices quand il n’y avait pas de statistiques nationales en jeu. Toute cette partie-là nous échappe, alors que certains résultats mériteraient d’être nuancés ».

Lilia Ben Hamouda

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