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Comment précipiter un citoyen ordinaire dans le maelstrom d’une enquête criminelle dont il devient le principal suspect sans marcher dans les pas des grands cinéastes maîtres en la matière ? Auteur et producteur belge reconnu de fictions et de documentaires pour la télévision, Samuel Tilman, pour son premier long métrage, s’attaque ici à un thème récurrent du film noir, avec la pleine conscience de la lourdeur de l’héritage. En faisant de David, enseignant engagé et père de famille épanoui, le protagoniste soupçonné de meurtre d’un étrange fait divers sanglant, le réalisateur dit s’éloigner du polar comme du drame. Il affiche l’ambition d’une ‘voie alternative’, celle du thriller psychologique. « Une part d’ombre », quoiqu’en pense son créateur, hésite cependant entre deux formes classiques portées à leur quintessence par les ‘pionniers’ du genre, du retournement d’un plan machiavélique dans « L’Invraisemblable Vérité » de Fritz Lang à la saisissante confusion des identités au cœur du « Faux Coupable » d’Alfred Hitchcock [1956]. Finalement, Samuel Tilman filme de l’extérieur le comportement de celui sur qui plane l’ombre du doute et les réactions contrastés en ondes de choc de ceux qui l’entourent et il trouve ainsi la forme originale de son suspense. Des premières interrogations au terme du procès, le film à l’image de son titre nous entraîne avec délice dans la forêt obscure des pulsions et des sentiments. Entre la morale et le droit, le dénouement questionne l’intime conviction et nous ouvre les portes de l’inconscient.

Du footing en forêt à la scène du crime

Une ouverture majestueuse, le plan large de forêts vosgiennes profondes abritant une maison accueillante au bord d’un lac aux eaux tranquilles. C’est dans cet Eden rempli de silence que David (Fabrizio Rongione), sa femme Julie (Natacha Régnier), leurs deux enfants et une bande de copains de leur génération viennent se ressourcer, partager de bons repas, randonner, regarder les petits grandir. Dynamique et entraînant, David paraît investir toutes les dimensions d’une existence accomplie : son travail d’enseignant, son amour pour Julie et les gamins, son goût pour la marche à pied et d’autres activités sportives. Le refuge collectif abandonné et les vacances finies, des policiers interrogent David dans le cadre d’une affaire de meurtre : une femme a été retrouvée morte non loin d’un chemin forestier où ce dernier a l’habitude de faire un footing. L’enquête (et un témoin en atteste) révèle sa proximité avec le lieu du crime et la victime : quelqu’un l’a vu échanger avec celle qui se trouve alors à bord de l’automobile qu’elle conduit. Nous aussi d’ailleurs voyons David indiquer une direction à la conductrice qui demande sa route.

Dans ces instants précis, la vie supposée heureuse de David, citoyen ordinaire, bascule dans une autre dimension et, par des prolongements à effets retardés, la vie de son entourage familial, amical, professionnel. Au fil des investigations, les moindres recoins du quotidien du (déjà) supposé suspect sont remués de fond en comble. Les enquêteurs découvrent la liaison secrète que le mari attentionné entretient avec une maîtresse. Une relation cachée à Julie l’épouse aimante à qui il est contraint d’en faire l’aveu confus et contrit. Dés lors, comme si cette trahison devenait le symbole d’autres mensonges plus grands et pouvait cacher un ‘crime’ plus grave, le trouble émotionnel gagne Julie, le doute se répand de façon diffuse ou de manière ostentatoire chez ses proches. Son meilleur ami, son avocat demeurent des soutiens indéfectibles mais nous-mêmes sommes également gagnés par l’incertitude.

Face à aux spectateurs attentifs que nous sommes, cadré de près par une caméra mobile, David ne fait aucun aveu de culpabilité mais chacun de ses gestes est placé sous le sceau de l’ambivalence. Les rebondissements de l’action et les indices recueillis sur la scène du crime ne nous donnent pas plus d’informations sur le meurtre à élucider que celles mises à la disposition du criminel putatif par les enquêteurs eux-mêmes. Autrement dit : le réalisateur ne nous donne pas une longueur d’avance sur son héros. A charge pour nous de capter sur les expressions du visage et le comportement de David des éléments cachés pour démasquer l’auteur du crime ou déchiffrer l’énigmatique vérité. A l’instar des potes d’un jour ou des copains de toujours à l’imagination galopante, pris dans le tourbillon de folles hypothèses ou tentés par le rejet sans appel de leur dérangeant ami.

Aux portes de la nuit

De temps à autre, la caméra revient en flash-back sur les lieux du drame et nous nous enfonçons avec elle en de vastes plans larges dans l’épaisseur des forêts vosgiennes et dans le silence nocturne des montagnes. La nature source de paix et de repos se tait. Des fragments de l’événement tragique nous parviennent sans qu’il soit possible d’en reconstituer le terrible enchaînement. De témoignages en indices concordants, nous suivons –partagés entre la sidération et l’angoisse- le chemin difficile du supposé suspect devenu mis en examen bénéficiant de la présomption d’innocence, du déroulement du procès à l’énoncé du verdict. Il n’est pas question ici de lever le voile sur le dénouement d’une affaire criminelle dont les conséquences dépassent le sort d’un seul homme. D’avantage que la révélation d’une vérité judiciaire en accord avec la morale populaire, le cinéaste nous entraîne dans ces zones grises où des êtres humains, innocents ou coupables, se confrontent à leurs propres limites. Séisme intérieur, déflagrations sociales, effondrement psychologique ou désordre moral…autant de territoires profonds dont Samuel Tilman explore l’inquiétante étrangeté. Le regard énigmatique que Julie porte sur son mari au terme de cette épreuve hors du commun renvoie chaque spectateur à sa capacité de jugement et à son expérience de la transgression. « Une part d’ombre », première œuvre souvent inspirée, retrouve ainsi la grande tradition du film noir tout en pénétrant à pas feutrés dans le mystérieux paysage de l’âme humaine.

Samra Bonvoisin

« Une part d’ombre », film de Samuel Tilman-sortie le 22 mai 2019

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