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Comment transformer en suspense sous tension une journée ordinaire dans la vie d’une mère de famille débordée ? Pour son premier long métrage, sélectionné à Cannes en 2018 par la ‘Semaine de la critique’ et récompensé par le Prix Fipresci, Zsofia Szilagyi, initiée à la réalisation par une formation à l’Académie du cinéma de Budapest consolidée par l’expérience de l’assistanat, se lance, caméra à l’épaule, aux trousses d’Anna, son héroïne du quotidien sans la lâcher d’une semelle. Des taches ménagères mal gérées aux soucis financiers, du mari en train de prendre la tangente en passant par le métier (d’enseignante) à assumer jusqu’aux trois enfants nécessitant attention et amour, la protagoniste (incarnée avec panache par Zsofia Szamosi) entame sous nos yeux, avant le lever du jour, une course de fond à l’issue incertaine. La jeune cinéaste hongroise choisit la voie du réalisme brut et pratique un cinéma direct sans pathos ni afféterie. Menée à un train d’enfer, au rythme fiévreux d’un emploi du temps ne laissant aucune part à l’intime, la fiction dresse le portrait implacable d’une femme au bord de la crise de nerfs à force de devoir assumer tous les rôles familiaux et professionnels. « Anna, un jour » lève également le voile sur les contradictions de la condition féminine dans un pays, la Hongrie, dont le pouvoir conservateur promeut une politique nataliste et valorise à tout crin la maternité.

Quotidien maternel dévorant

Pénombre grise, appartement exigu, branle-bas-de-combat précoce. Nous sommes immédiatement happés par le quotidien survolté d’Anna, la quarantaine, trois jeunes enfants et un mari dépassé par les événements. Petit déjeuner, départ dans la voiture où les gamins babillent et se chamaillent à l’arrière en direction de la crèche et de l’école. Une journée d’enfer de mère (et de travailleuse) démarre sur les chapeaux de roue !

A peine un regard perdu ou un geste inachevé suggère-t-il l’immense lassitude d’Anna qui fait face cependant, toujours soucieuse de demeurer au plus près de l’amour que lui prodiguent bruyamment les enfants et de l’affection qu’elle leur manifeste sans compter, tout en s’efforçant de dissimuler les difficultés rencontrées pour gérer (seule ou presque) la maisonnée. D’imperceptibles frémissements trahissent aussi la conscience du naufrage imminent du couple. La visite d’une vieille amie venue demander conseil à Szabolcs, son époux juriste, et le retour nocturne de ce dernier bien après l’heure de fermeture des bars sonnent comme des signaux d’alerte de la catastrophe qu’elle n’a pas le temps d’empêcher.

Rien pourtant de prévisible dans le déroulement de ce drame aux allures ordinaires. Nous percevons intuitivement que le mari (et père) est sur le point de choisir la fuite et le véritable enjeu se déplace : de quelles manières Anna va-t-elle poursuivre son rôle de mère tout en assumant son destin de femme ? Des voies de révolte et d’émancipation sont-elles envisageables ?

Constat cruel, amère victoire

La réalisatrice a pour objectif de montrer ‘le temps que cela prend que d’être mère’. Encore faut-il user avec habileté des moyens du cinéma pour y parvenir. Caméra embarquée aux côtés de l’héroïne, montage électrique, enchaînement haché de moments et d’incidents minuscules envahissant le quotidien exténuant figurent peu à peu l’épuisement physique et moral d’une mère attachée à ses enfants, d’une épouse indisponible et d’une femme incapable de se préserver une ‘chambre à soi’. Ainsi le suspense de ce thriller réaliste éloigné de toute explication psychologisante se concentre t-il sur la tension intérieure poussée à l’extrême d’Anna et sa capacité à supporter pareille épreuve.

Anna n’est pas une héroïne à la violence explosive et agressive à la manière des mères chez Maurice Pialat [« Passe ton bac d’abord », « A nos amours »] ou un personnage féminin débordé par des torrents d’amour et des tumultes émotionnels chers à John Cassavetes. Interprétée subtilement par Zsofia Szamosi (comédienne aussi pour la télévision et le théâtre), Anna résiste farouchement aux effusions du sentiment et à l’effondrement mental. Nous ne dirons rien du dernier plan, bouleversant, si ce n’est qu’ici Anna choisit le camp des enfants, jusqu’au bout, en un ‘pied de nez’ inconscient aux chantres de la responsabilité maternelle.

Samra Bonvoisin

« Anna, un jour », un film de Zsofia Szilagyi-sortie le 19 juin 2019

Sélection officielle, ’Semaine de la critique’, Cannes, Prix Fipresci 2018