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Comment favoriser la vigilance des élèves à l’égard des infox conspirationnistes ? Et si au lieu de livrer de grands discours de prévention contre les « dangers du web », on les amenait à créer des théories du complot pour fortifier leur capacité à les déconstruire ? C’est le sens du travail mené par trois classes de seconde des lycées Aubrac, Paul Painlevé et Paul Lapie à Courvevoie. Dans le prolongement du prix du roman graphique qu’ils décernent chaque année, les élèves ont travaillé sur la rhétorique et les ingrédients d’une théorie du complot efficace, puis conçu des scénarios conspirationnistes, enfin ont transformé ceux-ci en bandes dessinées. Explications des enseignantes Sophie Daviau et Laura Friquet sur un projet qui fait le pari d’une Education aux Médias et à l’Information réellement active et créative…

Dans quel contexte avez-vous mené ce projet ?

En 2015, nous avons lancé le prix littéraire du roman graphique des lycéens dans une classe de seconde au lycée général et technologique Lucie Aubrac à Courbevoie. Dès le début, nous avons souhaité associer la lecture à la pratique artistique. Ces deux pans sont essentiels à nos yeux.

Dans la pratique, les élèves lisent quatre romans graphiques sélectionnés par les partenaires du prix (des auteurs-parrains, les bibliothèques de Courbevoie et une librairie indépendante). Ils votent pour un lauréat à qui ils remettent le prix lors du festival de la ville en mai en présence du maire. Le vote a lieu à la mairie (de façon officielle), en présence du maire de la ville et des différents acteurs du projet. Ce festival est aussi l’occasion pour certains d’entre eux d’animer un débat littéraire modéré par un bibliothécaire.

Par ailleurs, nous choisissons un thème : cette année, il s’agissait des théories du complot. Nous le travaillons dans la première partie de l’année afin que les élèves puissent écrire leur propre roman graphique. Les ateliers d’écriture ont lieu en février et sont encadrés par deux auteurs de bande dessinée. Le livre est ensuite autoédité.

En fin d’année, les élèves se voient remettre des chèques-lire qu’ils dépensent lors de notre visite à la librairie.

L’an dernier, voyant que le prix s’était installé dans le paysage culturel de la ville, nous avons proposé au lycée professionnel Paul Painlevé de porter avec nous ce projet. Enfin, le lycée Paul Lapie et sa classe médialangue nous ont rejoints. Nous sommes donc désormais trois classes de seconde à participer au Prix du Roman Graphique.

Ce projet est soutenu par la DAAC de l’académie de Versailles par le biais d’un PACTE ainsi que par la région (dispositif Alycee) et enfin par la mairie de Courbevoie.

Pourquoi le choix de travailler le thème du complotisme ?

C’est un thème qui revient souvent en cours et qui peut être source de difficultés. Plutôt que d’adopter un point de vue surplombant, nous pensions qu’il était peut-être plus efficace d’amener les élèves à écrire eux-mêmes un livre qui permette de décrypter les ressorts de ces théories et les moyens de lutter contre. Il faut dire que parmi les enseignants porteurs de projet, l’une avait suivi une formation de deux jours sur la question et, surtout, un autre menait des ateliers sur la question depuis quelques années.

Comment avez-vous amené les élèves à s’informer et réfléchir sur cette question des théories du complot ?

Nous avons trois classes de trois lycées différents. Il fallait que chaque enseignant s’y retrouve. Nous avons établi une boîte à outils d’activités pédagogiques, point de départ commun, avec l’idée que chacun s’en servirait librement.

Nous avons notamment travaillé à partir d’une vidéo en ligne nommée « Le complot chat » réalisée par des lycéens de Bondy, très bien faite. Nous avons travaillé les procédés rhétoriques et les « bons ingrédients » d’une théorie du complot efficace. A partir de cela, les élèves ont été amenés à jouer au « bingo du complot ». Cela consiste à se voir attribuer une théorie du complot complètement loufoque à partir des quatre derniers chiffres de leur numéro de portable. Certaines de ces théories étaient si convaincantes que même les élèves qui l’avaient inventée nous ont dit : « On va finir par y croire ». En sortie, les élèves de Painlevé ont été invités à prendre en photo tous les triangles (le symbole des Illuminatis, ce groupe de personnes qui dirigeraient le monde en secret).

Les trois classes ont également rencontré ensemble, au lycée Aubrac, un journaliste de France Info spécialiste des fake news et des théories du complot qui a mené un atelier sur le décryptage de l’information.

Quelles ont été les consignes, étapes et modalités de travail pour amener les élèves à concevoir, scénariser, dessiner … leurs productions créatives ?

Après ces activités, nous nous sommes attelés à la conception du roman graphique. Les élèves de Painlevé avaient pour objectif de produire une théorie du complot convaincante. Ceux du lycée Aubrac ont décortiqué les théories du complot les plus répandues. Enfin, au lycée Lapie, les élèves de Jean-Pierre Grosse ont réfléchi aux ressorts des théories complotistes.

Au début, les élèves ont commencé à réaliser un story-board en décrivant chaque case (plans, personnage, cartouche, bulle, etc.). Les ateliers d’écriture encadrés par deux auteurs de bande-dessinée, Alizée Du Pin et Thomas Gosselin, ne duraient que quelques heures par classe. Il fallait donc être le plus avancé possible à leur venue. Cet atelier d’écriture est un moment très fort dans l’année : il rend très sensible notre travail mené les mois précédents.

Comment ces productions vont-elles être diffusées et valorisées ?

Le livre écrit à l’issu des ateliers d’écriture est autoédité. Chaque élève en reçoit un exemplaire – ainsi que nos CDI et tous nos partenaires. A la réception des ouvrages, les élèves sont très fiers de leur production – et nous aussi !

Au final, quels vous semblent les intérêts de ce travail, les bénéfices d’une telle EMI active et créative ?

Le thème des théories du complot, et nous en avons eu des exemples toute l’année, est un thème compliqué à aborder avec les élèves : une large partie d’entre eux adhèrent à ces théories et les défendent. Le biais de la mise en activité avec pour tâche finale la réalisation de leur propre livre permet d’éviter des débats stériles et de relever le défi de l’écriture. C’est d’ailleurs une activité très stimulante.

Plus généralement, ce prix permet d’inviter les adolescents à la lecture à un âge où beaucoup renoncent à lire, de les amener à fréquenter les bibliothèques et les librairies de la ville, de les familiariser avec les métiers du livre et même de s’initier au débat littéraire par le vote et par la table ronde menée au festival des mots libres.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Une interview des dessinateurs partenaires

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