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Souvent on oppose les deux termes : engagement et lucidité. Olivier Maulini, professeur à l’université de Genève, ne les oppose pas. Dans son nouveau livre (Eduquer entre engagement et lucidité, ESF Sciences humaines), il réfléchit à la façon pour les enseignants de dépasser la crise profonde du métier qui leur renvoie alternativement l’image du professeur héros ou zéro. A travers des dialogues contradictoires et une connaissance des questions vives du métier, O Maulini veut dépasser la crise en invitant les enseignants à définir collectivement les bases de leur professionnalité. Face aux injonctions contradictoires, aux pressions sociales opposées, l’ouvrage ouvre des pistes un peu en forme de manuel de survie.

Dans « Eduquer entre engagement et lucidité », vous présentez le métier enseignant comme « sur le balan », l’enseignant étant « ni zéro, ni zorro ». Que voulez vous dire ?

Le métier d’enseignant est historiquement lié à une série d’idéaux pédagogiques et politiques qui sont à l’oeuvre dans la société et que les enseignants endossent plus ou moins volontiers. L’évolution du métier est directement liée à la façon dont le corps enseignant vit ces idéaux et à l’image que la société lui renvoie de la profession. Enseignant zéro ou prof zorro, ce sont les deux images que l’on voit le plus souvent sur les écrans. Soit le professeur tout puissant qui sauve le monde, soit l’enseignant enfermé dans la culture scolaire et incapable d’entrer en relation même avec ses élèves. Le résultat c’est que les enseignants ont le sentiment qu’on leur en demande trop ou au contraire que l’école n’a pas assez d’ambition.

Si le livre titre sur « engagement et lucidité » c’est pour dépasser cela. Entre sauver le monde et revenir aux fondamentaux il y a la lucidité. L’engagement des enseignants n’est possible que si la lucidité est présente, notamment sur les injonctions contradictoires qui pèsent sur les enseignants.

Le livre aborde la question du travail empêché. Comment y échapper ?

On ne peut pas. Il faut comprendre que l’empêchement fait partie du métier enseignant. Tous les métiers humains font face à l’empêchement. Sans lui, pas de travail. La question c’est de savoir quel empêchement on va considérer comme valable et contre lequel on va lutter. Il faut admettre l’empêchement et considérer qu’il est la conséquence de la démocratisation de l’accès au savoir et du fait que l’école y oeuvre. Quand l’autorité du maitre est souvent mise en cause, la difficulté c’est de faire la part entre ce qui relève des nécessités professionnelles et ce qui relève de la tentative symbolique de redonner un aura ou une autorité de statut aux enseignants même contre le sens du métier. Les pressions à l’évaluation, à la justification on peut les vivre mal. Ca peut rendre le travail avec les élèves difficile avec un rapport instrumental au savoir.

C’est pour cela qu’il est important pour les enseignants de se redonner des marges d’autonomie. Et cela ils ne peuvent le faire que collectivement. Cela demande une unité du corps professoral et une capacité à construire des normes et des compromis dans la profession.

Il y a aussi la pression des programmes. Comment la dépasser et que faudrait-il enseigner ?

La question des programmes varie selon les contextes. Dans l’espace francophone où le savoir est idéalisé, l’encyclopédisme guette. On considère qu’aucun savoir n’est à écarter des programmes. Mais la difficulté intervient quand il fait faire entrer ce programme dans la tête des élèves… Il faut donc que la collectivité soit capable de faire des choix et qu’il y ait un contrat clair entre les enseignants et la nation sur ce point.

En France on règle cela de façon habile. On a un programme et un socle de connaissances et compétences sans contours très précis. Ce qui gouverne l’école ce sont les évaluations plus que les programmes. Or les évaluations ne portent pas sur tout le programme : des disciplines au programme sont officiellement nécessaires mais n’entrent pas dans le classement. De ce fait les enseignants comme les élèves vivent une double vie.

Il faudrait poser les questions qui peuvent fâcher : qu’est ce qui compte vraiment et qu’est ce qui n’est pas prioritaire.

Il y a aussi une pression à l’efficacité de l’école. C’est une bonne chose ?

La question n’est pas de savoir si l’école doit rester efficace. Aucun enseignant ne rêve d’avoir aucun effet sur les élèves ! La question c’est de définir les buts. Si parler efficacité « est une façon d’escamoter les buts on n’a rien gagné. On entre dans un dialogue de sourds entre technocrates qui pensent efficacité et humanistes qui mettent en avant des valeurs.

La vraie question c’est de savoir qui juge de l’efficacité. Si c’est le ministre on peut parler de technocratie. Actuellement c’est ce dont on accuse JM Blanquer. Ce que lui reprochent les syndicats c’est pas de vouloir un système éducatif efficace. Mais de décider tout seul en s’appuyant sur un seul type de chercheurs.

Si on souhaite que chaque enseignant cherche des moyens efficaces pour que les élèves apprennent, il est clair que ce n’est pas en téléphonant à Paris aux experts officiels qu’on va y arriver ! Tant que les enseignants ne sont pas formés de façon sérieuse et prolongée on peut faire toutes les politiques possibles on n’y arrivera pas. Tant qu’on ne compte que sur le cerveau du ministre , on n’y arrivera pas. Tous les pays qui ont de bons résultats sont des pays où on forme les enseignants de façon spécifique et prolongée à la didactique.

Réformer l’Ecole alors c’est quoi ?

C’est changer la France ? Les programmes scolaires et les pratiques pédagogiques sont ancrées dans un contexte et une école « à la française ». Si on n’accepte pas cela on va être très malheureux. On peut toujours rêver de l’école japonaise mais on ne peut pas avoir une école japonaise en France. On peut comparer les systèmes éducatifs mais cela ne nous sert qu’à nous interroger sur ce qu’on veut.

Les pays où l’école travaille le mieux sont ceux qui font confiance à leurs enseignants. L’unité nationale sur l’école peut se faire par un modèle asiatique avec des normes et des savoirs considérés comme valables par tous et un conformisme qui fait que les élèves sont formés dans un système qui sait ce qu’il veut et qui est soutenu par la population. L’intégration sociale permet le travail de reproduction sociale fourni par l’école.

Il y a le modèle scandinave basé sur la social démocratie attaché à la créativité individuelle et où la pression scolaire est plus faible.

Le problème des français c’est qu’ils sont idéalistes et ça les rend malheureux. Par exemple l’épreuve de philosophie au bac c’est un monopole français. La Chine a des examens standardisés mais sur des savoirs instrumentaux. Les autres pays décentralisent l’évaluation avec des épreuves différentes, parfois des travaux réalisés en commun comme en Scandinavie. Finalement quand l’école et la société s’aiment, ça aide…

Il y a de l’espoir pour les professeurs ?

Les professeurs doivent savoir que le travail s’intensifie partout. Souvent ils croient que ce n’est le cas que pour eux et ça les isole des familles qui ne comprennent pas pourquoi les enseignants se plaignent.

Mais les professeurs sont particulièrement sous pression du fait du déclin de l’autorité qui oblige l’école à changer de paradigme. Les enseignants doivent choisir ce que sera la professionnalisation enseignante , la façon dont les enseignants vont définir leur profession et revendiquer leur autonomie de façon collective.

En effet, la profession est à la croisée des chemins. Si elle veut défendre ses savoirs elle doit avoir une formation solide basée sur les savoirs de la transmission. Plus elle maintiendra un rapport de verticalité entre le savoir du maitre et l’élève , moins il lui sera possible de chercher de l’intercompréhension et d’obtenir une autorité du maitre tirée de sa compétence. Or tout ce qui ramène à l’autorité de statut n’aide pas. Malheureusement quand le ministère gère de façon verticale il n’aide pas la profession à penser autrement.

Alors on voit bien qu’il faut aider à la construction d’un vraie culture collective. Les enseignants ne peuvent pas demander de la reconnaissance s’ils n’arrivent pas à imposer leur expertise. Pour le moment c’est cela qui cause leur dépression collective.

Propos recueillis par François Jarraud

Olivier Maulini, Eduquer entre engagement et lucidité, 2019, ESF Sciences humaines, ISBN 978-2-7101-3892-1

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