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Lorsque Pietro Marcello, réalisateur italien de 45 ans, auteur de documentaires remarquables, aborde pour la première fois la fiction au cinéma, il choisit, avec son coscénariste Maurizio Braucci, d’adapter le livre qui a le plus marqué leur jeunesse et leurs rêves, façonné leur vision du monde, « Martin Eden » de Jack London, publié en 1909. D’où leur vient l’audace de s’attaquer à une grande œuvre romanesque, reconnue comme un classique de la littérature américaine ? Et, qui plus est, de transposer dans l’Italie du XXème siècle l’ascension et la chute du modeste matelot originaire d’Oakland, amoureux fou d’une jeune bourgeoise cultivée, lui-même assoiffé de littérature et d’écriture et devenu auteur à succès courant l’aventure jusqu’à sa perte ?

Longtemps après l’éblouissement de la première rencontre avec le héros fragile, qui succombe à son ambition amoureuse et artistique, le réalisateur, convaincu de l’actualité brûlante du sujet, nous propose une interprétation ‘contemporaine’ et libre de « Martin Eden ». Dans une baie de Naples et un XXème siècle recomposés, la mise en scène, procédant par ruptures de tons et de genres en un enchâssement d’images de registres différents, met au jour les grands courants de pensée dominants l’histoire, les enjeux politiques et esthétiques que soulève l’expérience humaine mise à nu ici sous un jour nouveau. A l’heure des industries culturelles normatives et du triomphe de l’individualisme, à quelles conditions ceux qui, dés l’enfance, n’accèdent pas à la culture peuvent-ils croire à son pouvoir émancipateur? Devenir un artiste sans renier ses origines et aimer sans se trahir ?

Odyssée intime du matelot autodidacte

Nous voici donc dans les pas (et les pensées parfois) de Martin Eden (Luca Marinelli), jeune matelot originaire des quartiers populaires de Naples (ou de quelque ville portuaire du Sud de l’Europe) dans une époque recomposée balayant l’histoire italienne des années 50 aux années 80, en un temps et un espace assez éloignés du San Francisco de la fin du XIXème siècle. A distance cependant de la reconstitution historique, les tenues stylisées et les décors métaphoriques suggèrent plutôt des ambiances contrastées et des oppositions de communautés, révélatrices d’antagonismes sociaux. Aussi découvrons-nous l’entrée brutale de Martin Eden dans le ‘beau’ monde), à la table d’une riche famille bourgeoise. Sur les quais, il a en effet tiré d’un mauvais pas le fils Orsini menacé par un malfrat. En guise de remerciement, le voici à l’intérieur d’une demeure raffinée, tout près de la jeune Elena (Jessica Cressy), à la beauté délicate et aux goûts littéraires affirmés, laquelle fait immédiatement battre son cœur. Lecteur boulimique, habité par l’ambition d’écrire, Martin se trouve face à Elena (également troublée) écartelé entre le sentiment de son inculture et son orgueilleux désir de création littéraire. Par condensation et déplacements, le récit aventureux filmé par Pietro Marcello restitue avec lyrisme et amplitude les principales étapes du parcours initiatique imaginé par Jack London.

Sous l’impulsion de la jeune femme cultivée, l’apprenti-écrivain produit poèmes et textes en prose qu’il propose au regard critique de sa lectrice préférée, laquelle n’apprécie guère le réalisme cru et le constat sombre les caractérisant. Ecrivant dans le grand dénuement d’une petite chambre (mise à sa disposition par la veuve Maria-Carmen Pommella), il poursuit son rêve, sans le sou, avec une détermination que ne découragent pas les renvois de manuscrits par les éditeurs, en dépit de l’inquiétude visible de sa famille d’accueil et du scepticisme d’Elena adepte d’un conception classique de la littérature. L’absence d’argent contraint en tout cas Martin à vendre à nouveau sa force de travail dans des conditions physiques difficiles et éprouvantes pour notre esprit fort touché par l’abattement.

Traversée sociale et politique, ascension et chute

Sans s’attarder sur certains épisodes de cet apprentissage intellectuel et émotionnel, le cinéaste procède par ellipses et montages abruptes de séquences opposées pour figurer l’état mental paradoxal dans lequel se trouve son héros. Le regard aiguisé par la pratique de l’écriture donne à ce dernier une extraordinaire vision des antagonismes de classes traversant la société où il vit et une compréhension des courants dominants de pensée politique d’alors. Comme le personnage de Jack London, Martin se proclame ‘individualiste’ par amour inconditionnel de la liberté et refus de se soumettre aux idéologies hégémoniques, le libéralisme et le socialisme. Tout en s’opposant aux leaders prônant le socialisme révolutionnaire (même s’il lui en coûte d’être hué ou roué de coups par des orateurs enflammés ou des auditeurs enragés), le rebelle à toute contrainte sait cependant que les humiliés et opprimés des classes laborieuses ont besoin de s’organiser collectivement pour la lutte. Et, conscience malheureuse, lucidité souffrante, il aliène sa liberté et s’engage in fine dans la production d’une littérature ‘grand public’ supposée lui assurer la reconnaissance, la fortune et l’amour d’Elena. Une ascension sociale qui engendre un désastre intime et le mène à sa perte.

D’autres raccourcis saisissants lèvent le voile sur le ‘grand écart’ auquel Martin se condamne dans sa tête. Flashbacks aux couleurs riantes d’un adolescent joyeux emporté dans une danse avec sa sœur dans une ruelle napolitaine, étreinte fugitive et lumineuse, dernier échange de regards mélancoliques avec Margherita (Denise Sardisco), la belle brune vêtue de rouge, la fille du peuple, celle qui l’aime depuis toujours. Des images fortes qui, l’espace d’un éclair, suggèrent la trahison des origines et le lourd tribut à payer.

Richesse de la forme, enjeux de la création

Pietro Marcello, en revisitant le « Martin Eden » de Jack London, nous en livre une interprétation moderne, à la fois respectueuse de l’esprit du roman et très personnelle. Il nous donne à voir en effet une œuvre faisant la part belle à l’imaginaire et à la rêverie au diapason de l’intériorité du héros hanté par la littérature et l’écriture ; et ce, tout en proposant à notre réflexion un ‘conte du XXème siècle’ (selon la définition du cinéaste) : au-delà du glissement historique, l’interrogation existentielle, au cœur du récit de Jack London, se trouve ici vivifiée. Pour ce faire, le cinéaste, avec une grande liberté de mise en scène et une ambition esthétique risquée, adopte des partis-pris en correspondances secrètes avec son sujet. Il mélange ainsi des images de statuts et de registres différents (archives fabriquées ou réelles, fictions au présent, flashbacks, images mentales…). Il conjugue aussi les genres sans tabous ni frontières, romanesque et réalisme, lyrisme et critique sociale, épopée collective et trajectoire intime. Un foisonnement de la forme à la mesure de la traversée intérieure vécue par un autodidacte issu du peuple cherchant à s’approprier la culture, à accéder au monde des riches, à leurs codes et à leurs rites, par l’écriture jusqu’au vertige et à la perte de soi.

Pour cette traversée tragique, librement inscrite dans une période récente (des années 50 aux années 80) du XXème siècle, Pietro Marcello crée un univers cinématographique foisonnant, inspiré, entre autres, par les maîtres du cinéma italien que son œuvre transporte de manière souterraine, des figures de ragazzi de Pasolini aux ruelles arpentées dans des villes en ruines par des femmes perdues chez Rossellini jusqu’aux désordres de violence et passion chers à l’aristocratie chez Visconti. En ressaisissant les œuvres cinématographiques des anciens de la même façon qu’il s’affranchit des obligations d’une adaptation littérale du texte de Jack London, le « Martin Eden » de Pietro Marcello nous laisse face à un homme du peuple happé par l’ambition d’une ascension sociale qui voit ses rêves de création et d’amour se fracasser dans la conformité aux valeurs dominantes. Comme le souligne non sans humour le cinéaste lui-même : ‘j’ai voulu raconter l’histoire d’un homme fou de culture, victime des industries culturelles’.

Samra Bonvoisin

« Martin Eden », film de Pietro Marcello-sortie le 16 octobre 2019

Sélection & Prix d’interprétation masculine : Luca Marinelli, Mostra de Venise 2019