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Une des questions principales posées à tout système éducatif c’est son adéquation avec « la vraie vie ». Ainsi l’avenir des jeunes est-il à la base des questions que se pose tout responsable éducatif qui va se demander ce qu’il est, mais surtout comment faire en sorte de permettre aux jeunes d’y parvenir dans les meilleures conditions. Après une liste de savoirs, sont arrivés les référentiels de compétences qui désormais prennent le pas pour définir ce à quoi il convient de préparer les jeunes. La crainte du futur est parfois davantage présente chez les parents que chez les jeunes eux-mêmes. C’est pourquoi nombre d’adultes, poussés par les milieux professionnels, en particulier ceux des ressources humaines (développer l’employabilité), tentent de définir les compétences qui seront nécessaires dans les années qui viennent. Les grandes organisations internationales n’échappent pas à cette vague de publications sur le sujet. Aussi le monde de l’école, les enseignants, s’interrogent-ils sur leur place et leur rôle dans ce devenir.

World economic forum, OCDE, UNESCO, Communauté Européenne et nombre de commentateurs du monde économique nous abreuvent d’un discours sur les compétences du XXIè siècle (parfois désignées comme synonyme de soft skills). L’apparition de l’anglicisme « soft skills » a permis de fédérer un grand nombre de ces propos même si les questions de fond ne sont pas posées : d’où viennent ces fameuses compétences ? Quelles sont-elles ? A qui, quand et comment peuvent-elles être utiles ? etc. Difficile de trouver une véritable origine à ce discours tant il se fond dans un entrelacs de propos prospectifs sur l’avenir dont la solidité (scientifique) est loin d’être éprouvée. Une simple recherche sur google avec les deux termes soft skills donne 381 000 000 de réponses !!! Entre guillemets il reste encore plus de 26 millions de réponses… Une analyse rapide des réponses (les titres proposés) permet d’aller de quelques (4 environ) à 15 compétences, voire davantage quand on rentre dans les sites. Désormais l’université s’empare aussi de cet objet et pousse même des projets de startup dans le domaine comme le fait l’ENS de Lyon.

La traduction de cette expression est elle même révélatrice du flou : compétences générales, transversales, douces, molles, comportementales, humaines, … Une expression qui s’inscrit dans une lignée qui avait déjà été portée par une autre formule : life skills (compétences de vie selon JM de Ketele), désignant ces compétences nécessaires à la vie quotidienne mais apprises en dehors d’un système scolaire. Si le flou se confirme au travers des multiples lectures que l’on peut faire, il apparaît un noyau central qui désigne des « capacités » à défaut de compétences. On y trouve en particulier : Créativité, collaboration, citoyenneté et habileté sociale, utilisation des TIC, esprit critique… Selon les auteurs cela varie bien sûr comme le montre l’article de Denis Cristol sur le site cursus. On peut constater qu’il ne s’agit pas réellement de compétences (telles qu’elles sont habituellement définies) mais plutôt de notions exprimant des modalités d’action nécessitant des compétences. De manière critique, on ne peut que déplorer que l’effet de mode (futurologie ?) ne remplace la véritable réflexion prospective étayée sur de des travaux sérieux. Et cela d’autant plus que la plupart des propos sur les soft skills sont tenus dans le cadre du recrutement par les services de ressources humaines pour les besoins des activités économiques et pour l’employabilité.

Et pourtant cette idée de compétences « molles » ou « semi-formelles » n’est pas nouvelle. Il suffirait de lire les appréciations (du moins les plus pointues, les plus travaillées) des bulletins scolaires pour découvrir que depuis longtemps les enseignants s’intéressent aux « soft skills » ! Hormis les appréciations rituelles, on lit parfois dans les bulletins scolaires des appels à ces fameuses compétences : l’élève doit participer davantage, il devrait mieux discerner, il devrait travailler davantage dans les groupes etc. Elles ne sont pas nouvelles ces compétences, mais ce qui est nouveau c’est qu’avec le développement des moyens numériques elles sont « actualisées » et deviennent des besoins pour s’intégrer dans une société qui se numérise (d’où la présence de la compétence à la maîtrise des TIC).

Que vient donc faire le numérique là-dedans ? Il sert de catalyseur, ou de mèche d’allumage, d’amplificateur (D. Boullier). Envahissant progressivement les sphères professionnelles et sociales, il est perturbant et provoque des discours angoissés sur l’avenir : de la destruction du monde aux changements de métiers… Pour répondre à ces périls, proposer des compétences à développer est un moyen de rassurer et de résister individuellement. Ainsi les meilleurs, qui sauront développer ces soft skills seront les gagneurs (winners !!!) de demain. On voit bien sûr poindre ici l’idéologie libérale libertaire qui continue de courir dans le monde de l’innovation numérique. Depuis le début des années 1980, date de la généralisation de l’informatique dans les activités professionnelles, le besoin de maîtrise de ces nouveaux moyens est devenu un sésame pour l’emploi. Pas étonnant donc que les évolutions rapides connues depuis ces années ne renforcent ces besoins et ces attentes, mais aussi ces illusions.

Quant au monde scolaire, il continue d’hésiter : informatique et code (SNT – NSI), compétences numériques (CRCN – PIX), compétences médiatiques et informationnelles (EMI – EMC). Ces fameuses compétences douces et du XXIè siècle relèvent bien d’avantage du discours que de l’action formelle. Toutefois il faut signaler que les enseignants sont très attentifs, en particulier ceux des filières professionnelles (LP, LT, CFA, BTS etc.…) à ce qui fait la qualité d’un futur employé. Difficile cependant de définir une norme car les métiers eux-mêmes ont des logiques propres et amènent à chercher des compétences spécifiques. Les enseignants ne sont pas étrangers à la question de l’avenir des jeunes mais ils sont aussi contraints par un cadre scolaire dont les rigidités ne favorisent pas toujours les initiatives. Cela malgré les discours officiels de nombre de cadres du système qui ont « embarqué » ce discours proposé autour des soft skills et autres modes. Comment ne pas se laisser séduire par ces modes du moment (créathon/créativité, collaboration, disruption…) ? Comment proposer aussi des actions plus solides et plus durables ?

Il est grand temps que l’on cesse de confondre prédictions et prospective, prédications ou croyances et prévisions ou projection. Ce n’est pas dans l’Ecole que cela peut raisonner mais autour de celle-ci de la part des responsables et décideurs. Attention aussi aux catastrophismes et au relativisme qui peuplent de la même manière les imaginaires collectifs. On pourra relire Edgar Morin, Michel Serres, mais aussi tous ces chercheurs qui tentent de décrypter les mouvements de notre société (Bruno Latour, Dominique Boulier, Dominique Cardon etc.…) et qui nous incitent à ne pas céder de terrain face à des propositions dont les sous-bassement commerciaux, économiques et politiques peuvent être discutables et doivent être discutés. C’est aussi cela l’esprit critique !

Bruno Devauchelle

Références pour aller plus loin

Soft Skills Know yourself and know the world, K Alex, Chand éditeur (Inde), 2009

Article de Denis Cristol sur le site thot-cursus

Start up pour évaluer les soft skills

Jean Marie de Ketele et les compétences, life skills entre autres

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