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On associe souvent utilisation pédagogique du numérique et différenciation. C’est d’ailleurs un des arguments phares utilisé pour en justifier l’utilisation dans l’enseignement. Au-delà des mots, il y a les mises en œuvre et les réalités de la classe, de l’école et ses contraintes. L’utilisation du terme « différenciation » dans l’enseignement permet, à l’instar de ce qu’en disent nombre d’auteurs/chercheurs, de poser une question essentielle au système scolaire. Très souvent ce mot est mis en lien ou en opposition avec les mots individualisation, personnalisation. Sans entrer ici dans le débat sur ces trois termes, il est nécessaire de s’interroger sur les chemins de l’apprendre que chacun peut suivre avant de s’interroger sur un enseignement différencié. Nous proposons ici trois composantes de la réflexion qui sont d’abord indépendantes du numérique, dans un deuxième temps nous aborderons la question du numérique dans ce cadre.

– La première composante de la réflexion de tout enseignant, de tout enseignement, doit concerner celui ou celle qui apprend. Chaque enfant a une histoire particulière. Cette histoire le construit, certes sur la base d’un patrimoine génétique qui s’exprime progressivement, et surtout sur un environnement relationnel, social, affectif, qui va progressivement l’amener à se développer. Ce qui est troublant c’est cette impression du pareil et du différent. En effet passer d’une école à l’autre, d’une classe à l’autre peut laisser penser que tous les enfants sont globalement identiques, à quelques détails près. Mais dès lors que l’on partage sur une année le quotidien de ces enfants et de ces jeunes, on se rend vite compte que ces détails prennent une importance essentielle qui vont déterminer la construction d’une trajectoire. Un enfant qui entre dans une séance va effectuer une trajectoire unique, fut-il avec trente autres enfants à qui l’on va demander la même chose.

– La deuxième composante de la réflexion doit concerner ce que l’on est en charge de transmettre. Il ne suffit pas de penser mécaniquement aux programmes et à leur application au travers de directives et de procédures guidées par des livres ou des logiciels. D’une part il faut s’interroger sur le quoi de la transmission (les contenus) et ensuite sur le comment (la didactique) et enfin sur la construction du dispositif (la pédagogie). Ce que l’on transmet, qu’on le veuille ou non dépasse les directives et les programmes, ce travail de transmission se trouve confronté aux trajectoires des élèves et à leurs « différences ». Les enseignants dits spécialisés sont particulièrement en phase avec ces problématiques, mais avec l’approche inclusive, tous les enseignants sont concernés. Le ministre de l’éducation écrit à propos de la différenciation ceci :  » Il est possible d’offrir quelques différenciations, mais sans perdre de vue le plus important, qui est de donner à tous cette culture générale, ces humanités classiques et ces humanités numériques indispensables pour se diriger dans la civilisation où nous entrons (…). » (dans le livre commun avec Edgar Morin).

– La troisième composante de la réflexion porte sur l’environnement de travail, l’organisation que l’on met en place pour répondre à ces deux impératifs : transmission et trajectoire. Les contraintes qui pèsent sur ce travail sont de plusieurs ordres et sont parfois indépassables : équipements configuration, organisation administrative…). C’est pourquoi chaque enseignant, quelque soit son implication, se trouve confronté à ces limites imposées par l’espace, le temps et l’organisation. On n’entrera pas ici dans le détail de ces limites, mais il faut reconnaître que trop souvent les souhaits sont freinés voire stoppés. L’exemple du numérique est à ce propos particulièrement illustratif. De plus on peut relever dans des études récentes le problème de l’équilibre dans la répartition des élèves dans les classes (homogène hétérogène…) : « Les élèves fragiles nuisent à la réussite de tous les élèves, en particulier s’ils perturbent le processus d’apprentissage ou accaparent l’attention de l’enseignant au détriment de leurs camarades. Les deux chercheuses observent toutefois que la concentration d’élèves fragiles ne nuit pas aux bons élèves s’ils ne sont pas trop nombreux… C’est une question d’équilibre. » (Les échos à partir d’un article dans éducation et formation n°100, 2019)

L’arrivée de l’ordinateur dans le monde scolaire a reposé la question du modèle pédagogique induit par sa mise en place. On peut considérer plusieurs cas de figure (principalement) :

1 – L’ordinateur de et pour l’enseignant accompagné d’un système de visualisation (vidéoprojecteur, VNI/TBI etc.…)

2 – Une salle informatique comprenant plusieurs postes de travail (sur réservation, salle ou classe mobile)

3 – Quelques ordinateurs en fond de classe (disponibles en permanence pendant les séances)

4 – Un ordinateur mobile (ou équivalent EIM) par élève (disponible en permanence, à portée de la main)

Si on prend le temps d’analyser chacun de ces modes d’équipement on s’aperçoit que chacun d’eux induit alors des pratiques d’enseignements qui vont permettre plus ou moins de différenciation. Les enseignants organisent alors le travail des élèves de manière à ce que l’utilisation possible des moyens numériques leur permette de mettre en œuvre leurs choix pédagogiques. Et c’est là que l’affrontement entre les intentions et leur mise en œuvre s’affirme. Si l’on observe ce qui se passe dans certains cas (modèles pédagogiques, contenus disciplinaires), on s’aperçoit qu’il est possible d’organiser la différenciation quelque soit l’équipement, mais que les modalités devront s’adapter au contexte technique. C’est là-dessus que la formation des enseignants rencontre des difficultés : comment amener des enseignants à analyser l’environnement pour ensuite construire les manières pertinentes de travailler et de faire travailler les élèves.

Un rappel est nécessaire à propos de l’imaginaire qui s’est construit autour de la relation homme/machine dans le cadre scolaire. Si l’on se rappelle les premiers temps de l’Enseignement Assisté par Ordinateur, on peut observer que le modèle dominant est « une machine/un élève ». Ce modèle qui est difficilement mis en place dans les années 80 (sauf dans certains enseignement professionnels), devient désormais accessible et l’arrivée de tous les types d’appareils mobiles individuels remet cette image en actualité. C’est alors que se pose la question de l’individualisation ou de la différenciation. Avec l’EAO c’est l’idée de l’individualisation qui est portée. Si l’on accepte de sortir de ce modèle un pour un, alors on peut entrer dans la différenciation qui nécessairement doit intégrer le travail collectif et collaboratif. En effet pour qu’il y ait différenciation, il faut aussi qu’il y ait confrontation avec les pairs. Les travaux sur la composition des groupes classes ou à l’intérieur des classes ont montré les bénéfices mais aussi les dangers des interactions. Or si l’on veut qu’il y ait différenciation, il est nécessaire de permettre d’identifier les différences que seuls les échanges entre élèves rendent possible, accompagnés parfois aussi par l’enseignant.

On peut considérer que d’avoir un équipement numérique individuel à portée de la main est désormais un incontournable du développement du numérique dans le contexte scolaire (quoiqu’en dise la cour des comptes). Associer strictement différenciation et équipement individuel est un leurre, les enseignants n’ont pas attendu le numérique pour tenter la différenciation. Ce qui pose le plus problème c’est bien sur l’impossibilité de prendre en compte les trois composantes évoquées précédemment : connaître celui qui apprend, connaître ce que l’on a à transmettre, connaître les caractéristiques de l’environnement de travail. La multiplication des équipements individuels mobiles et leur utilisation intensive dans les pratiques sociales est aussi un défi nouveau pour l’école en ouvrant des brèches dans le monopole de la transmission que le ministre ne semble pas avoir bien perçues. On entend certains inspecteurs déclarer que le principal défaut enseignant c’est la difficulté à différencier : peut-être faut-il que ces corps intermédiaires s’interrogent sur les contraintes qui pèsent sur les enseignants et qui rendent difficile voire illusoire le projet de différenciation, avec ou sans le numérique.

Bruno Devauchelle

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Différencier, individualiser, personnaliser

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Pour Philippe Meirieu

Le CNESCO

Sur le numéro 100 de la revue Education et Formation, Élèves hétérogènes, pairs hétérogènes. Quels effets sur les résultats au baccalauréat ?, Béatrice Boutchenik, Sophie Maillard