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Prenez les meilleurs spécialistes de la question et demandez à Marc Bablet et Annie Tobaty de coordonner leurs participations. Cela donne le numéro 164 c’Administration & éducation sur l’éducation prioritaire. JY Rochex, B Lejeune, JP Delahaye,P Picard, L Heurdier, S Cèbe, A Armand, E Bautier, C Ben Ayed, M Douaire, A Boissinot, pour n’en citer que quelques uns, enrichissent ce numéro qui fait événement. Il propose ainsi une vision complexe, diverse, un kaléidoscope de l’éducation prioritaire, vue du moins au niveau des experts et des responsables.

« Le fil rouge qui relie ces questions sera l’idée qu’elle est un révélateur des politiques d’éducation en ce qu’elles visent à (ou prétendent à) lutter contre les inégalités. Lire l’éducation prioritaire consistera en fait à lire les politiques d’éducation, dans leur complexité idéologique, leurs hésitations, leurs difficultés aussi ». Marc Bablet, ancien responsable de l’éducation prioritaire (EP) au ministère, et Annie Tobaty, inspectrice générale honoraire, construisent un numéro complexe ou s’entrecroisent les analyses des chercheurs, les souvenirs des responsables, les points de vue d’acteurs.

JY Rochex revient sur la déjà longue histoire de l’EP marquée par l’absence de continuité. Il définit le dernier retournement, celui qui a suivi l’arrivée de JM Blanquer. « Sans pour autant afficher des orientations claires pour l’EP, les mesures mises en oeuvre depuis lors semblent conjuguer une approche compensatoire de renforcement de l’action éducative (dédoublement des classes de CP et CE1) découplée de toute approche sociologique et une approche individualisante des conditions de la réussite scolaire (prise en charge des « besoins particuliers » des élèves, accompagnement de « chaque parcours individuel ») avec un accent très fort mis sur « les savoirs fondamentaux » et de fortes incitations à ce que les enseignants mettent en oeuvre des modes de travail pédagogiques présentés comme efficaces sur la base de travaux issus ou inspirés des neurosciences. Les questionnements de la sociologie critique sur le caractère socialement privilégiant et inégalitaire du système éducatif, de ses modes de fonctionnement et des pratiques de ses acteurs semblent ne plus avoir de place dans cette tacite réorientation, et la référence aux milieux populaires peut se dissoudre dans la référence à la diversité des territoires (ruralité, zones de montage, quartiers populaires urbains…) ».

Une analyse que l’on retrouve sous la plume de 4 inspecteurs généraux (M Dupuis, B Falaize, A Jellab et ML Lepetit) qui montrent les limites de la politique de dédoublement. « Pour autant, la réduction des effectifs ne constitue pas, en soi, une réponse aux difficultés d’apprentissage. Elle peut même s’avérer préjudiciable quand l’interaction entre l’élève et l’enseignant devient permanente, basculant vers une sorte d’activisme empêchant tout apprentissage réel et durable… Si l’individualisation a des effets bien réels sur les apprentissages, elle ne lève pas les interrogations sur l’apprentissage à penser par soi-même, sur la prise de risques (notamment pour apprendre à travers l’erreur), et sur la capacité à construire une autonomie intellectuelle et cognitive profitable au parcours ultérieur, etc. Elle n’est donc pas une fin en soi ». Et de rappeler qu’il y a encore des élèves en grande difficulté à la fin du CP dédoublé…

Jean-Paul Delahaye a joué un rôle important dans la conception de cette nouvelle politique, notamment le référentiel. Il est assez critique quand il rappelle combien l’école française reste inégalitaire et surtout comment elle n’arrive pas à créer de la discrimination positive. « L’école peut-elle conduire seule le combat contre les inégalités scolaires dans une société de plus en plus inégale, qui continue à produire de la précarité, du chômage, de l’exclusion, de la grande pauvreté ? », interroge t-il. « Si les pauvres étaient moins pauvres, leurs enfants entreraient de façon plus sereine dans les apprentissages. Le pilotage de l’éducation prioritaire ne saurait donc être réduit à être une sorte d’accompagnement des quartiers populaires qui limiterait l’action publique à l’adoucissement des insuffisances ou des dysfonctionnements de l’appareil scolaire, au lieu de se mobiliser, avec toutes les composantes de l’État, pour leur traitement. Si on ne passait pas, très vite, du simple et finalement peu coûteux accompagnement des difficultés (on a montré le « surcoût très réduit de l’éducation prioritaire), à une véritable mobilisation générale contre les inégalités, la question serait alors posée de savoir jusque quand ce seul « accompagnement » permettra-t-il d’éviter l’explosion ? »

Elisabeth Bautier revient sur les méthodes pédagogiques , dans la suite du référentiel, notamment l’enseignement explicite (au sens français du terme), la capacité à utiliser les usages cognitifs du langage, le travail sur la compréhension.

La dernière partie de l’ouvrage croise des points de vue. On ne sera pas surpris qu’Alain Boissinot plaide pour la délabellisation et une gestion locale des établissements aujourd’hui en EP. C’est aussi la vision du rapport Azéma Mathiot qui reviennent sur leurs objectifs dans ce numéro. Marc Douaire , pour l’OZP, est d’un autre avis. « Au fil de l’histoire de l’éducation prioritaire, on peut constater que, pour mieux répondre à ses missions, l’institution scolaire a su créer des fonctions spécifiques : coordonnateurs des zones puis des réseaux, enseignants référents chargés des articulations pédagogiques école/collège, formateurs académiques Rep+. Le développement du travail par cycles, le dispositif « Plus de maîtres que de classes », le travail en réseaux notamment à travers la constitution du cycle 3 contribuent progressivement à de nouvelles modalités d’exercice du métier enseignant. C’est bien dans un certain nombre de réseaux qu’émergent de véritables collectifs professionnels de la scolarité obligatoire. Il faut donner à ce travail collectif le temps de se déployer, de se consolider, de se corriger et de diffuser dans l’ensemble de l’institution scolaire ».

Ce sera le seul écho des acteurs de terrain. Car , si le numéro donne la parole à une rectrice, à des coordonnateurs, mais ni à des enseignants ni à des syndicats, leurs témoignages semblent s’en tenir à la prudence nécessaire dans une revue d’administrateurs. C’est la limite de ce numéro par ailleurs d’une très grande richesse.

François Jarraud

L’éducation prioritaire, une politique publique contre les inégalités ? , Administration &éducation n°164

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