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L’annonce de la réouverture des classes le 11 mai prochain va probablement mettre fin à cette expérience “in vivo” du téléenseignement, à l’enseignement à distance ou encore à l’école à la maison. Cette annonce dont on va devoir mesurer l’effectivité et les modalités de mise en place proposées n’est pas encore certaine, car d’ici là l’incertitude de la pandémie fait peser une épée de Damoclès sur l’ensemble des activités de notre société et donc sur l’école, la famille, les enfants. On voit sortir du bois les pro, les antis, les neutres qui sont déjà dans l’après, oubliant pourtant le présent et aussi trop souvent le passé. Parler de l’après est un jeu dangereux surtout lorsqu’il s’agit de tenter d’influencer les responsables.

Plusieurs discours émergent à propos du numérique. Les uns proposent qu’on abandonne le numérique au retour en classe, d’autres au contraire qu’on l’encourage, d’autres encore rêvent d’un enseignement qui serait en partie à distance et d’autres qu’on abandonne l’école au secteur privé, aux entreprises ed-tech qui ont su faire feu de tout bois et en attendre un juste retour. Les plus fidèles de l’école de la république rêvent peut-être des blouses grises, des plumes sergent major et des encriers enchâssés dans les tables le tout aligné devant les tableaux noirs avec leurs boites de craies. Bref on commence à entendre gronder ceux qui cherchent à influencer en utilisant les armes des médias en y injectant parfois de la mauvaise foi quand ce ne sont pas simplement de fausses informations… Et pourtant il faudra bien vivre le présent avec ses bizarreries, ses incohérences, ses joies et ses peines.

Une particularité de ces cinq semaines de confinement est d’avoir accentué l’importance que nous devons donner à l’Education aux Médias et à l’Information et plus largement à la question de l’accès aux savoirs médiatisés. On a trop évoqué les inégalités d’équipement et de liaison à Internet, qui bien que réelles, n’ont pas les mêmes effets que ce qui circule et ce que l’on fait de ces “terminaux mobiles connectés”. Mis devant le fait accompli chacun a fait l’effort de chercher des solutions. On a bien entendu les discours rituels de déploration. Ils sont fondés sur des réalités qu’il ne faut pas négliger. Mais la ritualité de ces propos leur fait perdre de leur force lorsqu’ils ne sont pas traduits par des actions concrètes qui ne se limitent pas aux équipements. Malheureusement il est trop tard : on ne pourra pas rattraper le retard pris dans le développement de la maîtrise des usages. Ceux qui ont fustigé et critiqué le B2i (et ses dérivés) à partir des années 2000 ont eu tort. Certes la forme était peu opérationnelle, mais l’enjeu était clair : un enjeu de culture avant d’être un enjeu de maîtrise technique. Jamais au cours des vingt dernières années l’importance de cette culture de l’usage n’avait été aussi criante mais aussi absente. Alors on a colmaté les brèches qui vont peut-être rapidement se refermer une fois la parenthèse refermée.

L’autre particularité est donc du domaine de la culture (celle qui est construite par l’humain). Difficile à mesurer, mais la part de l’usage des moyens numériques s’intègre désormais dans le bagage culturel de la très grande majorité des citoyens. On me rétorquera qu’avec les smartphones c’était déjà fait. Oui mais une nouvelle dimension s’est associée à ces matériels, à savoir leur potentielle utilité pour apprendre et éventuellement enseigner. Au cours des vingt dernières années, le mépris exprimé et traduit par la légèreté de prise en compte de ce besoin d’éducation culturelle lié au monde numérique n’a fait que renforcer l’absence éducative dans le domaine. Entre ceux qui parlaient de génération numérique spontanée et ceux qui la critiquaient, il y avait un vrai travail à faire dans l’éducation. Or la manière scandaleuse qu’ont eu certains de valider les compétences sans jamais les avoir travaillées avec leurs élèves montre bien le degré proche de zéro de la conscience du phénomène. Pour le dire autrement l’école a abandonné les jeunes sur le chemin du numérique. En voulant modifier l’approche (SNT en classe de seconde et rappel des programmes et du socle commun) le ministère a aussi laissé passer sa chance. Là encore il a donné la priorité à la discipline informatique, ce qui est pourtant nécessaire, en abandonnant la culture à l’EMI et au CRCN (PIX). D’un côté comme de l’autre, il y a de bonnes volontés, mais combien de temps faudra-t-il attendre pour que face, à une situation comme celle que nous vivons, ces moyens soient “ordinairement” utilisés, sans que l’on soit obligé de glorifier ce pauvre CNED confronté à des concurrences redoutables ? Que sont donc 2 millions d’inscrits face à 12 393 400 d’élèves scolarisés ?

Quelques questions spécifiques sont posées dans cette cinquième semaine :

1 – Les vacances sont-elles une bonne chose en ce moment ?

Nombre d’acteurs, parents, enfants, en particulier sont preneurs d’une continuité de la dynamique entamée. En tentant de faire comme à l’école mais à distance, l’institution a été aussi tentée de faire comme en vacance mais à la maison. Les enseignants qui ont refait l’emploi du temps à distance comme il était en présence n’ont pas compris la différence de situation, d’ailleurs ils ont “saoulé” leurs élèves qui s’en sont parfois plaints (ainsi que leurs parents). La situation imposait de mettre en place une dynamique de continuité par rapport aux progressions en place, mais dans un cadre différent de celui de la salle de classe, moins rigide, à un rythme différent qui permettait aux élèves de gérer d’une part des apprentissages et d’autre part un cadre de vie à contenir. Alors les vacances risquent d’être une rupture définitive surtout après l’annonce d’une possible reprise après le 11 : “wait and see” diront certains surtout s’ils ont entendu que les travaux que l’on avait imposés finalement ne seront pas utilisés pour ne pas renforcer les inégalités et marginaliser les décrocheurs… Souhaitons que les jeunes et leurs familles se construisent aussi des activités de découvertes attisant leur curiosité. Les professeurs documentalistes ont assez souvent mis en place des portails de ressources accessibles à distance et en lien avec l’établissement et les progressions des enseignements. Au côté des autres ressources disponibles il y a de quoi faire, mais qui va assurer le fil rouge pendant les “vacances” qui risque de se transformer en “vacance”

2 -La victoire du smartphone ou la défaite du numérique ?

Après l’informatique est arrivé le numérique (après un passage par les NTIC, TIC, TICE, TUIC…). On peut critiquer les mots, et travailler les concepts, mais dans la situation présente il y a surtout les mots et leur utilisation. Discuter de leur sens n’a pas vraiment de sens si l’on veut que l’action soit réelle. Il faut savoir renoncer à ce jeu savant (cher à feu Jacques Ardoino, l’écoute des termes) des mots, pour pratiquer celui de la pratique. Or ce que l’on observe c’est la victoire du smartphone : vecteur premier de toute liaison, mais parfois bien malhabile pour permettre à son utilisateur d’effectuer les tâches qui lui sont demandés. Là encore, l’école n’a pas su travailler “officiellement” la question du BYOD (AVAN – Amenez Vos Appareils Numériques) allant jusqu’à les interdire (sauf pour la pédagogie paraît-il, ce qu’il faut aller vérifier dans les règlements intérieurs des établissements). L’Association des Départements de France avait publié un document vantant cette option, mais c’était surtout pour simplifier la charge des collectivités. Or l’entrée dans le monde informatique passe d’abord par le smartphone, porte d’entrée première désormais de toute culture du numérique voire de culture numérique (pour ceux qui adoptent cette expression). L’ordinateur, fixe ou portable, est relégué au second plan car moins “commode”. Quant à la tablette elle n’a pas réellement trouvé un positionnement stable, surtout quand elle ne dispose pas de la téléphonie…. (même si progressivement la téléphonie d’antan est remplacée par les audio et visio conférences). N’oublions donc jamais que la porte d’entrée du monde “post-moderne” (;)) pour tous les enfants c’est le smartphone !

3 – La question récurrente de l’autonomie, la capabilité (Amartya Sen)… agentivité (Bandura)

L’un des enseignements essentiels de cette période est probablement que nous avons oublié une véritable éducation à l’autonomie, à l’auto direction dans les apprentissages. Ce n’est pas dans le système scolaire traditionnel qu’on enseigne cela. Rappelons ici ce qu’avait écrit dans son travail de doctorat une jeune chercheuse : la définition que les enseignants donne de l’autonomie c’est la capacité qu’ont les élèves à faire le travail que j’exige d’eux sans que j’aie besoin de leur dire, de leur imposer. Et ils ajoutent en classe et parfois dans les bulletins : manque d’autonomie… Or l’autonomie ne se décrète pas elle se travaille. Elle ne s’enseigne pas elle se construit. Pour développer l’autonomie, il faut en faire l’expérience. Attendre une situation de confinement pour le faire n’est pas vraiment idéal voire paradoxal. En tout cas, c’est trop tard. Mais alors comment faire ? Dans un lycée avec lequel nous avions travaillé cette question, était apparu la question suivante : s’il n’y a pas d’adulte à proximité pour les “encadrer” ils ne feront pas leur travail. Récemment dans une formation de formateurs d’enseignants, on a perçu la même angoisse : on ne peut pas les laisser seuls, ils risquent d’être en difficulté. Et d’organiser des activités de formation qui imposent la présence du formateur…. car la question est celle de l’existence de l’adulte, du maitre, du formateur : et si les apprenants se passaient des enseignants ! Cette question est bien plus vive que celle de l’absurde hypothèse du remplacement de l’enseignant pas la machine. Cette question est en fait la vraie question que pose l’apprenant autonome qui est alors capable de se saisir de son environnement pour se développer. Alors l’avènement de l’informatique, du numérique, des réseaux est une formidable chance qu’il va encore falloir apprendre à explorer… La capabilité, l’empowerment (disent certains arguant qu’on ne peut traduire ce terme), l’agentivité, autant de concepts qui ouvrent des perspectives éducatives qu’il serait bon d’explorer plus avant.

4 – La prolongation du confinement : stratégies pour les parents et les éducateurs

Alors que l’on vient d’en reprendre pour quatre semaines, il va falloir continuer… avec ou sans les enseignants à distance, les enfants seront là et il va falloir non pas seulement s’en occuper, les occuper, mais surtout leur permettre de trouver dans leur environnement restreint des ressources pour continuer à explorer à distance le monde qui les entoure. Il faudra bien sur les accompagner. Hormis ceux qui ont échappé à la situation en “prenant les vacances comme d’habitude”, il y a tous les autres. On va donc recommander aux parents, aux éducateurs de maintenir une dynamique de l’apprendre. Non pas des apprentissages scolaires (au sens des programmes officiels) mais de ces apprentissages du monde, de la vie en société, des métiers, bref de toute la complexité qui nous entoure. Oui, la télévision, mais surtout en “replay” ou enregistrée est une source riche et variée, non pas de profs devant un tableau, mais de documentaires, d’enquêtes, de reconstitutions qui au côté des œuvres cinématographiques et télévisuelles offrent une richesse de regards intéressantes. Oui le web est toutes ses possibilités. Oui le livre, le journal le papier. Oui mais accompagné ! Cela signifie que l’enfant doit pouvoir trouver des interlocuteurs pour échanger à propos toutes ces ressources. Le plus simple, si le parent ne se sent pas compétent, est de demander aux jeunes, à l’enfant de lui expliquer ce qu’il a compris de ces ressources auxquelles il a accédé. Une autre solution consiste à faire dialoguer les enfants entre eux, à distance si nécessaire (le téléphone est aussi utilisable). Enfin si le parent, l’éducateur, veut poursuivre, il peut proposer de faire une production écrite, dessinée, photo, audio et même vidéo. On se trouve alors avec une chaîne d’apprentissage qui va de la découverte à la compréhension, la présentation et l’échange critique avec les adultes ou avec les pairs. Pour ce qui est des domaines abordés : un enfant curieux, intéressé, passionné, quelque soit le domaine, peut aborder n’importe quel sujet, mais il faut aussi l’aider à comparer et évaluer les ressources auxquelles il accède.

5 – Et la reprise après le 11 mai

Soyons clair : il y a là une situation quasi inextricable. Vouloir y trouver les réponses le lendemain du discours du président alors que celui-ci vient de déclarer qu’il fallait y travailler près de quinze jours me semble relever quasiment de la faute professionnelle journalistique et médiatique. C’est aussi tenter de manipuler l’angoisse du public. C’est penser que le public attend des réponses définitives, et les syndicats et autres politiques d’en profiter pour faire passer leur message alors même qu’il ne répond pas à des options proposées. D’ailleurs et on comprend “l’humilité” et la “modestie” des propos désormais de nos gouvernants qui ont fini par comprendre qu’ils ne mènent pas la danse de la pandémie, mais qu’il faut se plier aux réalités du quotidien. On comprend aussi la complexité et les paradoxes que comporte la situation actuelle que l’on peut traduire ainsi : comment vivre le plus “normalement” possible alors qu’un danger de mort rôde autour de nous ? Comment permettre aux jeunes, aux enfants de s’inscrire dans l’ici et le maintenant de la situation, mais aussi dans la projection à venir que l’on peut faire de ses actions présentes, ses actions du moment ?

Quant aux digressions et autres débats sur le numérique demain à l’école, après la reprise, il faut éviter de le mener maintenant. Il vaut beaucoup mieux laisser le temps à chacun de reprendre des repères, de partager avec les autres (en équipe éducative par exemple), et de s’engager dans telle ou telle voie. Tous ces propos d’experts supposés sont nuls et non avenus. Nous sommes dans une situation de rupture, est-ce un temps de “disruption” ? Et si oui, cela signifierait encore davantage que l’on ne peut rien prévoir, mais qu’il faut faire confiance aux acteurs et à leurs “arts de faire”.

Bruno Devauchelle

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