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A vouloir catégoriser, on finit par réduire une réalité complexe à une caricature des phénomènes que l’on veut analyser. Saluons, dans le rapport de la Mission d’information du Sénat sur la « Lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique », une volonté d’analyse étayée et particulièrement intéressante pour tenter de comprendre ce que recouvre cette question dont la médiatisation (en particulier à l’occasion du confinement) a pour effet de réduire le sens. Mais il est plus facile de décréter un illectronisme que de tenter d’aller chercher une analyse plus approfondie de ce que ce terme signifie.

Un illectronisme, des illectronismes

Sur 7 axes mis en avant dans le rapport, le sixième interrogera bien sûr l’ensemble des acteurs de l’éducation puisqu’il est intitulé : « Axe n° 6 : construire une « Éducation nationale 2.0 » qui doit être le fer de lance de la lutte contre l’illectronisme. » De manière assez brutale, le rapport dénonce clairement les renoncements et les incapacités du monde scolaire à participer activement à la lutte contre l’illectronisme. Malheureusement, malgré ses efforts pour identifier ce que le rapport veut préciser, il en oublie d’abord d’analyser et surtout de définir clairement ce dont il parle. Et pourtant il parle de 50% de la population potentiellement en difficulté et il évoque ce qu’il nomme un « halo », sorte d’extension de l’illettrisme numérique. En mettant le terme au singulier, la Mission montre qu’elle est encore loin de comprendre d’une part le numérique lui-même (au moins en partie) et d’autre part ce qui est spécifique au numérique dans cette extension de l’illettrisme.

Il n’y a pas un illectronisme, mais des illectronismes ou plutôt un élargissement de l’illettrisme dans une société numérisée. Cela signifie que face au numérique nous sommes tous en partie illettrés. Pour qui pratique de manière un peu avancée les moyens numériques, il est aisé d’observer le nombre de difficultés que n’importe qui peut rencontrer pour utiliser ces moyens en comprenant ce qui se passe. Un exemple illustre cela : la circulation des données personnelles à partir de l’usage quotidien d’un smartphone. Un autre exemple permet de comprendre que de nombreux réglages d’un appareil numérique ne sont pas du tout aisés à réaliser, si tant est que l’on comprenne comment ils peuvent s’effectuer, mais parfois simplement comprendre ce qu’il signifie. Prenez votre smartphone et explorez le menu appelé paramètre. Vous aurez vite compris l’étendue de votre ignorance, de votre non maîtrise. C’est l’inégalité entre les humains qui est la règle. Trop souvent réduite à la possession des matériels, l’illectronisme est en fait ailleurs, c’est à dire dans la possibilité de la relation entre l’humain et la machine. Or depuis de nombreuses années, ceux qui conçoivent ces appareils et leurs logiciels n’ont de cesse de rendre invisible les soubassements du fonctionnement des machines au profit de leur « usage en un clic », effectué sans réfléchir et surtout sans savoir quelles en sont les conséquences.

Un milliard de trop

Une fois ce point de définition effectué, il nous faut revenir à ce rapport car il ouvre des perspectives qui demandent à être approfondies. L’une d’entre elle est essentielle : pourquoi ceux et celles qui conçoivent ce milieu numérique ne sont-ils pas en mesure de faciliter réellement les usages et leur compréhension ? Ainsi lorsque vous allez sur un site web et que vous cherchez des informations ou à réaliser une action (réservation, demande de renseignement, paiement, achats etc.…) il est courant de se retrouver perdu ou au moins dans l’incompréhension de ce que l’on vous demande. Comme jadis devant les formulaires papiers de l’administration les formulaires numériques ne semblent pas beaucoup plus compréhensibles et accessibles. Le rapport le signale dès le premier chapitre consacré à l’état des lieux et dont le premier volet est intitulé « Des outils numériques livrés sans mode d’emploi ». La suite du rapport est accablante pour la société toute entière et l’éducation nationale en particulier. Rappelons ici que même la loi n’y est pas respectée réellement comme on l’a vu avec le B2i devenu loi en 2005, ou le C2i2e (pour les enseignants) disparu officiellement en 2013 après n’avoir jamais été rendu obligatoire pour la titularisation…. Le rapport ne s’y trompe pas qui dénonce cela suite à ses auditions.

On ne peut que déplorer que le rapport se termine sur la demande d’un milliard pour « rattraper notre retard ». Alors qu’il a démonté les mécanismes qui font qu’on n’a pas pris pendant plus de cinquante années à bras le corps la question, il se termine sur un éventail de 45 propositions dont il laisse penser que l’argent suffirait. Or la réalité est autre et le rapport le souligne à plusieurs reprises en dénonçant des développements logiciels bien peu ergonomiques effectués par l’Etat ou encore une mise en ligne à marche forcée des services traditionnels. Pour le dire autrement, ce rapport qui soulève à juste titre de vraies questions à l’ensemble de notre société ne peut se résumer à des moyens financiers.

Les propositions pour l’Education nationale

Revenons à l’Education nationale. C’est à la page 188 que le rapport s’intéresse particulièrement à elle. En revenant aux années 1960, il montre que si l’on a su détecter l’importance de l’informatique, on n’a pas su en tirer les conséquences. On s’étonnera que le rapport ignore totalement le B2i (un peu en page 201 -202, et hormis un schéma de comparaison avec le PIX) mis en place à partir de novembre 2000, alors qu’il était un effort réel pour lutter contre l’illectronisme par l’école. Alors que le rapport préconise une meilleure formation des enseignants il relève le fait suivant : « Cependant, la mission d’information note avec étonnement le taux d’insatisfaction relativement élevé des enseignants suivant les formations au numérique.  » (p.198). On pourra s’étonner de lire « Or, la mission d’information a appris avec étonnement qu’il n’y avait aucune obligation de formation continue – sous quelque forme que ce soit – pour les enseignants du second degré, à la différence des enseignants du premier degré dont les obligations réglementaires de service prévoient un volume horaire minimum d’actions de formation de 18 heures au cours de l’année scolaire. ». Rappelons encore ici que la certification C2i2e elle n’ont plus n’a jamais été obligatoire.

Trois grandes propositions sont faites pour l’Education Nationale à l’issue de ce rapport :

Proposition n° 38 : Dans chaque académie, procéder par établissement à un recensement des difficultés numériques rencontrées par les élèves et les enseignants en matière de continuité pédagogique pendant la crise de Covid-19, par type de difficulté (infrastructures – zone blanche, matériel insuffisant ou inadéquat, compétences numériques insuffisantes).

Proposition n° 39 : Intégrer dans la formation initiale et continue des enseignants des premiers et seconds degrés et du supérieur un enseignement périodique obligatoire à l’utilisation des outils numériques pédagogiques.

Proposition n° 40 : Publier un état des lieux détaillé des compétences numériques des élèves et des enseignants, sur le fondement des résultats obtenus lors des évaluations de compétences prévues par l’éducation nationale.

Les critiques de ce rapport sur la manière de diffuser le numérique l’amènent à inciter à ce qu’un projet pédagogique soit préalable aux projets d’équipements. Les expériences menées dans plusieurs départements démontrent pourtant qu’elles sont efficaces, mais à long terme et que le pédagogique n’est qu’un leurre. En effet, si la pédagogie précède le numérique, celui-ci est un « auxiliaire » qui permet d’amplifier la pédagogie. L’étude d’un déploiement massif et durable du numérique dans un département nous a permis de montrer que la durée, la persévérance est indispensable pour lutter contre l’illectronisme. Or les hésitations de l’Education Nationale depuis cinquante ans, ce que met en évidence le rapport, sont encore trop présentes et le COVID risque que de n’être un mauvais moment à passer avant qu’on ne décide à nouveau de ranger les ordinateurs et les smartphones dans les placards des écoles, ou en tout cas loin des mains des élèves. Car avant de lutter contre l’illectronisme le ministère entend lutter contre l’illettrisme. Malheureusement pour nos dirigeants, il faut agir aussi sur le numérique avant qu’il ne soit trop tard ! A moins qu’on accepte qu’entre 10% et 20% de la population ne soit encore tenue à l’écart d’une véritable inclusion. Saluons alors ce rapport qui a au moins le mérite de permettre d’engager le débat plus avant.

Bruno Devauchelle

Le rapport

Voir aussi sur le site ANLCI

De l’illettrisme à l’illectronisme

Sur la mission