Print Friendly, PDF & Email

En 2020-2021, « Le Malade imaginaire » de Molière est inscrit au programme du français au lycée : pourquoi le choix d’étudier en 1ère une comédie longtemps abordée au collège ? pourquoi le choix de lui associer le parcours « Spectacle et comédie » ? Questions sans réponse officielle, et qui en appellent d’autres : en quoi l’Ecole participe-t-elle à la création de la « littérature », dont elle définit le champ, le corpus, la lecture ? Pourquoi Molière en particulier occupe-t-il une place si essentielle dans ce patrimoine scolaire ? En quoi l’usage scolaire de son œuvre évolue-t-il au fil du temps ? Dans un passionnant ouvrage, Isabelle Calleja-Roque étudie précisément la construction par l’Ecole du mythe Molière. Un ouvrage salutaire, qui remet en cause bien des certitudes, nous invite à déplacer notre regard sur l’auteur et ses œuvres, nous rappelle que l’histoire littéraire la plus intéressante est l’histoire de l’histoire littéraire. Compte rendu de lecture et interview …

D’une légende à l’autre

La représentation scolaire de Molière, explique Isabelle Calleja-Roque, a évolué au fil des époques et des besoins. Au début du 20ème siècle, l’Ecole laïque veut substituer à l’éducation religieuse la formation morale : à travers les « morceaux choisis », on veut susciter l’admiration, voire la dévotion, à l’égard des beautés de la « langue de Molière » et on choisit les pièces en fonction de leur valeur morale et des vertus républicaines qu’elles sont susceptibles de diffuser. Après 1925 se constitue une culture patrimoniale qui passe « par l’étude des grands hommes et de leurs grandes œuvres, lesquels sont l’expression du génie français qu’il s’agit de glorifier ». L’Ecole fabrique alors la légende Molière. La vie est romancée autour d’anecdotes édifiantes dont la réalité historique est plus qu’hasardeuse pour en construire une image « romantique » : des années de misère en province, un travailleur acharné et écrasé par ses tâches, un être mélancolique torturé par les souffrances conjugales et la maladie … « On lit dans les éléments sélectionnés pour constituer sa biographie une véritable leçon de morale, une louange des valeurs qui sont celles de la république : le travail, le courage , la ténacité, la générosité et la fidélité. ». L’Ecole impose aussi la lecture d’un Molière philosophe et moralisateur : on cherche dans l’œuvre « une philosophie qui exalte la nature et fait l’apologie de la vie sociale », on la célèbre comme « l’expression d’une leçon de morale sociale dont la famille est le centre de gravité. »

A partir des années 60, l’Ecole fait peu à peu de Molière l’homme qui incarne par excellence le théâtre : à la fois comédien, écrivain et metteur en scène. La légende de Molière se réduit alors à trois traits essentiels : la vocation précoce, les années d´errance et de formation en province, la mort du dramaturge qui désormais meurt carrément sur scène. Molière devient « l’homme qui rit », le courtisan qui a su séduire Louis XIV : les farces sont enfin étudiées, l’étude des textes se structure souvent désormais autour des différents types de comique (« Pourtant il n’est pas certain que Molière puisse encore faire rire ou même sourire les adolescents d’aujourd’hui »), l’approche s’ouvre aux questions de dramaturgie et de représentation. En 2020, le choix en 1ère du parcours associé « Spectacle et comédie » vient bel et bien parachever l’évolution. Fondamentalement d’ailleurs, il y a des constantes : « Finalement l’ouverture vers la théâtralité n’a pas modifié la lecture du texte moliéresque. Les manuels d’aujourd’hui comme ceux d’hier ne font que ressasser l’éternel identique discours. Molière demeure le génie de la comédie classique. »

D’une lecture à l’autre

Isabelle Calleja-Roque explore aussi les métamorphoses du corpus et de nos lectures. Par exemple, la pièce « Les femmes savantes » est une des premières à avoir été scolarisée et, longtemps, canonisée : l’Ecole en fait alors un traité d’éducation des femmes, un manuel de conseils pour la famille bourgeoise avec une Henriette « décrite comme la femme idéale dont rêvent les pères et les maris ». A partir des années 1980, « L’école des femmes » détrône « Les femmes savantes » : Agnès est désormais érigée en modèle comme « image de la jeune fille moderne, laquelle revendique la liberté de ses choix. ». La lecture d’une œuvre peut aussi évoluer : longtemps dans « L’Avare », on insiste sur « la hideuse figure d’Harpagon » pour montrer » combien l’avarice désorganise les âmes, la famille et la société » ; désormais Harpagon est perçu comme ridicule, comme un rôle comique de premier choix. Le cas « Dom Juan » s’avère particulièrement intéressant. La pièce n’est jamais apparue dans les programmes tant elle remet en cause nos représentations figées du classicisme et tant sa lecture pouvait être « jugée dangereuse pour les jeunes esprits ». Pourtant dans les années 80 elle se répand dans les manuels et les listes pour le bac de français, en particulier pour aborder la complexité de ses personnages, l’ambiguïté de son sens, l’ambivalence du dénouement : « C’est parce que l’exploitation des textes littéraires a désormais pour finalité d’enrichir, approfondir et affermir la réflexion des élèves que la pièce de Molière va apparaître comme l’œuvre qui par excellence se prête au débat et à la confrontation des idées. »

On laissera au lecteur le plaisir de découvrir bien des passages décapants de l’ouvrage, en particulier quand il déconstruit la biographie et l’iconographie officielles de Molière, à forte teneur idéologique. Selon Alain Vaillant, il faut « repenser l’histoire littéraire pour être capable de bien l’enseigner » : merci à Isabelle Calleja-Roque de nous y aider.

Quid de Molière dans l’Ecole de 2020 ?

En 2020-2021, Le Malade imaginaire de Molière est une des nouvelles pièces au programme du français en 1ère au lycée : quelle a été l’histoire de cette pièce dans l’Ecole ?

La fortune scolaire du Malade imaginaire est étonnante car la pièce est l’objet d’une suite d’apparitions et de disparitions. Le Malade imaginaire est une comédie à faible intention moralisatrice, ce qui peut expliquer qu’elle a longtemps été associée dans les programmes à une autre pièce à portée moralisatrice plus forte telle que L’Avare ou Le Bourgeois gentilhomme. Elle est introduite pour la première fois en 1891 dans les programme destinés aux classes intermédiaires de quatrième et de troisième. Elle disparaît ensuite des programmes pendant plus d’un demi-siècle avant qu’on ne la retrouve, mais toujours de façon épisodique, d’abord en 1962 en classe de quatrième aux côtés de L’Avare et du Bourgeois gentilhomme ; puis ensuite en 1978 en classe de troisième jusqu’en 1996, cette fois aux côtés des Femmes savantes ; elle disparaît ensuite des programmes puis réapparaît en 2008, en classe de cinquième aux côté du Bourgeois gentilhomme et des Fourberies de Scapin.

Comment interprétez-vous le choix d’étudier en 1ère cette comédie longtemps abordée au collège ?

Son introduction en 2020-2021 en classe de première est tout à fait intéressante. Non seulement parce que c’est la première fois que son étude est destinée à des élèves du second cycle mais aussi parce que cela témoigne nécessairement d’une façon différente d’appréhender cette pièce. Par ce choix l’institution scolaire reconnaît à la pièce toute sa richesse, laquelle trouve sa source dans le fait que Le Malade imaginaire occupe une place à part dans le théâtre de Molière : à la fois comédie ballet, comédie de mœurs et farce, elle synthétise à elle-seule tous les aspects de l’œuvre du dramaturge. La proposer à l’étude des élèves de première permet donc de sortir la pièce de la vision scolaire qui a été celle de la lecture des manuels depuis la fin du XIX° siècle : une lecture principalement orientée par la mort de Molière dans une perspective biographique, la pièce devenant la parfaite illustration de la satire de la médecine, qui apparaît comme l’entrée privilégiée pour étudier le comique de Molière et la portée critique de son œuvre. Gageons que son entrée dans les programmes de la classe de première permettra au Malade imaginaire de sortir enfin de cette approche trop réductrice qui a fait oublier depuis plus d’un siècle que cette comédie est bien plus que l’archétype de la satire de la médecine.

Le programme associe au Malade imaginaire le parcours « Spectacle et comédie » : en quoi cet angle d’approche vous semble-t-il significatif de l’évolution des représentations scolaires de Molière ?

Le fait que la lecture de la pièce soit associée au parcours « spectacle et comédie » semble significatif de l’évolution des représentations scolaires de Molière. Aujourd’hui, l’école appréhende le théâtre de Molière dans une perspective de visualisation de la mise en scène. C’est la dimension de spectacle vivant qui est ici mise en avant. En ce sens, elle confirme l’évolution des lectures scolaires du dramaturge et son œuvre.

Depuis la fin du XIX° siècle, Molière est une figure incontournable de la littérature française. Avant même 1880, l’Ecole a fait de lui le plus grand observateur des mœurs de son temps. Les lycées républicains vont l’introniser comme le dramaturge classique par excellence, seul représentant du rire français et modèle des traits caractéristiques du génie français. Pour l’Ecole, il est considéré comme le miroir de l’idéal démocratique français ; son œuvre est mise au service de la fonction éducative et patriotique de l’enseignement de la littérature, dont la visée demeure avant tout la formation morale des élèves. La lecture de l’œuvre de Molière est avant tout éthique, c’est le fameux « castigat ridendo mores ».

A partir de 1925, cette image de Molière, figure de l’identité française se consolide tout en évoluant. L’Ecole continue à vénérer en lui le plus grand comique français mais c’est aussi à ses qualités de cœur qu’on s’intéresse. A la manière d’un héros, on loue son courage, son honneur, sa loyauté, sa générosité, sa bonté, sa tolérance, sa sagesse. Sa vie devient ainsi l’illustration du pouvoir civilisateur de la littérature.

A la fin du XX° siècle, l’image scolaire de Molière évolue à nouveau : il devient le symbole de l’homme qui incarne par excellence l’artiste de théâtre complet. Présenté dans les manuels comme l’inventeur de la mise en scène, il est le modèle qui permet de réhabiliter l’image de l’artiste, jonglant sans cesse entre le texte et la scène. Il est toujours considéré comme le plus grand comique français et la lecture éthique de son œuvre perdure dans les manuels qui développent encore l’image de la comédie moliéresque miroir des travers humains. Mais, comme lors des périodes précédentes, cette image de Molière illustre l’évolution de l’enseignement de la littérature et en particulier l’ouverture à l’histoire des arts. L’inscription de l’étude du Malade imaginaire dans le parcours « spectacle et comédie » confirme cette lecture scolaire actuelle du théâtre de Molière.

L’œuvre de Molière parait écrasée par les représentations, les discours savants, les usages scolaires, les instrumentalisations diverses : comment l’Ecole vous semble-t-elle pouvoir la rendre vivante, ouverte aux interprétations, susceptible d’accueillir l’élève comme authentique sujet lecteur ?

C’est essentiel. Pour cela, il faut qu’elle soit soucieuse de faire vivre dans l’ici et le maintenant le texte de Molière et sa mise en scène. L’actualisation de la représentation des comédies de Molière, au sens où l’entend Yves Citton semble un enjeu essentiel de sa lecture. Dans son ouvrage intitulé Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (Paris, Editions Amsterdam, 2007), Yves Citton donne la définition suivante du terme d’actualisation : « Actualisation : processus par lequel une puissance virtuelle en arrive à passer à l’acte ; selon le sens plus restreint, plus courant dans ce livre, opération par laquelle une procédure ou un objet hérités du passé reçoivent une utilisation ou une signification inédites de par leur application à une situation présente » (p. 335). Autrement dit, il nous semble essentiel que l’exploitation didactique du texte, effectuée par les manuels et les enseignants, donne à voir des mises en scène dont l’enjeu est de transposer l’œuvre de Molière dans un ailleurs pour permettre aux élèves de chercher dans le texte de l’auteur des éléments qui conduisent à réfléchir sur soi et sur les problèmes d’aujourd’hui. Il est primordial que le message du dramaturge soit interprété en cherchant à déterminer ce qu’un lecteur ou un spectateur d’aujourd’hui pourrait y lire, en fonction du monde dans lequel il vit. Aussi, il faut inscrire le texte de Molière dans l’ici et le maintenant en proposant différents documents iconographiques qui font vivre le théâtre de Molière sous les yeux des élèves. On peut, pour cela, donner à voir des images fixes ou mobiles, dont certaines transposent les comédies du dramaturge dans un autre cadre ou un autre contexte que celui de leur écriture initiale. La lecture de ces images peut ouvrir vers une réflexion sur des lectures actualisantes du texte de Molière et peut permettre à l’élève de comprendre qu’une œuvre patrimoniale, telle que celle de Molière, continue à vivre à travers les siècles parce qu’elle entre en résonnance avec le monde dans lequel nous vivons et qu’elle continue de nous parler de nous-mêmes.

En quoi vous semble-t-il important que l’Ecole, à la lumière de votre ouvrage, interroge ou déconstruise son discours sur la littérature ?

Il est primordial que l’Ecole interroge son discours sur la littérature. L’exemple de Molière témoigne de l’importance que l’institution scolaire a toujours accordée à la valeur éducative de l’enseignement de la littérature, laquelle est étroitement dépendante de l’évolution de la société et des mentalités. Ce que nous avons voulu montrer, à travers l’exemple de Molière, c’est que nul écrivain de notre patrimoine français ne parvient, mieux que lui, à fédérer, par sa vie et son œuvre, les différentes visées de l’enseignement de la littérature depuis le XIX° siècle. A travers l’évolution de l’image du dramaturge, se trouve synthétisé le lien étroit qui lie l’enseignement de la littérature à l’histoire de notre pays.

L’exemple de Molière illustre aussi le fait que les manuels interprètent l’auteur classique en fonction des éléments qui construisent sa légende. C’est déjà ce que pensait Etiemble, lorsqu’à la fin de son étude sur Rimbaud (Le mythe de Rimbaud. Structure du mythe, Paris, Gallimard, 11952) il s’interrogeait sur la validité des enseignements véhiculés par l’Ecole et se demandait si, avant de composer un manuel, il ne faudrait pas, d’abord, refaire pour chaque auteur le long travail qu’il a lui-même réalisé sur Rimbaud afin de déconstruire la légende en démêlant le vrai du faux dans les faits qui constituent la structure du mythe d’un auteur.

Mais aujourd’hui, il nous semble que l’enjeu est ailleurs. Il n’est plus uniquement dans la valeur éthique que peut véhiculer une œuvre ni même dans la connaissance de la fable qui construit l’image d’un auteur. Il est de savoir comment favoriser différentes approches d’un auteur patrimonial et donc « ancien ». Ainsi, pour Molière, certaines pièces peuvent manifestement sembler très loin des préoccupations des adolescents d’aujourd’hui. La question que doit alors se poser l’Ecole est de savoir si elles peuvent encore toucher les jeunes lecteurs du XXI° siècle. Toute œuvre patrimoniale, par définition doit pouvoir entrer en résonnance avec le monde actuel, encore faut-il que les auteurs des manuels et les enseignants trouvent des entrées didactiques qui puissent favoriser sa lecture. C’est parce que la littérature nous ouvre à la fois sur le monde et sur nous-mêmes qu’elle nous est si précieuse. A travers son enseignement, c’est cette merveilleuse richesse que l’Ecole se doit avant tout d’apporter aux élèves.

Lecture et propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

« Molière, un héros national de l’École », Isabelle Calleja-Roque, UGA Editions, ISBN : 978-2-37747-171-3

Sur le site de l’éditeur

Sur l’image de Molière dans les manuels

Conférence d’Alain Vaillant sur l’histoire littéraire

Actualisation de « Dom Juan » par Pauline Lourdel dans Le Café pédagogique

Actualisation de « L’Ecole des femmes » par Claire Berest dans Le Café pédagogique

Actualisation du « Tartuffe » par Claire Tastet dans Le Café pédagogique