Print Friendly, PDF & Email

Les jeunes sont les grands perdants de la crise sanitaire et économique et la pauvreté s’étend en France malgré un système redistributif efficace. Dans son second Rapport sur la pauvreté, publié le 26 novembre dernier, l’Observatoire des inégalités, organisme indépendant qui fait référence sur ces sujets, confirme les sombres constats formulés à l’issue du premier confinement. Même s’il est encore trop tôt pour le chiffrer précisément, expliquent les auteurs du rapport, la crise touche surtout les plus fragiles, notamment les jeunes. Retour sur les principaux résultats du rapport.

L’Observatoire des inégalités précise d’abord son mode de calcul pour mesurer la pauvreté. Il retient un seuil de pauvreté à 50% du niveau de vie médian (la moitié de la population gagne plus, l’autre moitié gagne moins, après impôts et prestations sociales), soit 885 euros par mois pour une personne seule en 2018 et 1 328 euros pour un couple sans enfants. Le plus souvent, les statistiques retiennent un seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian – soit 1 063 euros pour une personne seule et 1 594 euros pour un couple sans enfants. Pour l’Observatoire des inégalités, c’est un critère trop large qui inclue des catégories trop hétérogènes pour cerner réellement la pauvreté.

Une jeune sur dix est pauvre

Avec ce taux à 50%, 5,3 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en 2018, dernière année pour laquelle les données INSEE sont disponibles, soit 8,3 % de la population (avec un taux de pauvreté à 60%, on arrive à 9,3 millions de personnes, soit 14,8 % de la population). La pauvreté est plus étendue en France qu’il y a quinze ans. Elle se stabilise aujourd’hui à un niveau élevé, avec une légère augmentation ces dernières années – plus 350 000 personnes pauvres entre 2013 et 2018 -, et ce malgré le filet social qui fait de la France l’un des pays européens les moins touchés par le phénomène.

Ce qui retient ici l’attention, c’est la place prépondérante des jeunes. Un enfant sur dix vit dans une foyer en situation de pauvreté, le plus souvent avec des parents au chômage ou inactifs et dans des familles monoparentales particulièrement exposées à la pauvreté. Parmi les cinq millions de pauvres, près d’un tiers sont des enfants et des adolescents et plus de la moitié a moins de trente ans.

La « faille » des 18-24 ans

La situation des jeunes adultes (18-29 ans), qui ne vivent plus chez leurs parents, est la plus préoccupante : 22 % figurent parmi les pauvres. Parmi eux, les 18-24 ans constituent « la principale faille de notre système de protection sociale », souligne Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités. Cela s’explique notamment par le fait que jusqu ‘à 25 ans, les jeunes sont exclus des minima sociaux, à commencer par le RSA.

« L’inquiétude est d’autant plus grande que leur situation était déjà dégradée avant cette année noire », souligne le rapport. Entre 2002 et 2018, leur taux de pauvreté avait en effet bondi de 8 % à 12,5 %. Les principales raisons : l’ampleur du chômage et les bas salaires notamment chez les jeunes peu diplômés abonnés au travail précaire.

La crise sanitaire et économique est particulièrement rude pour eux. Les petits jobs et les emplois précaires que les plus fragiles alternaient avec du chômage ont disparu du jour au lendemain. Il faut ajouter les difficultés accrues pour s’insérer sur un marché du travail déprimé et gagné par l’incertitude, ainsi que les difficultés de formation, notamment pour les apprentis qui ne trouvent plus d’entreprise pour les accueillir.

Le diplôme qui protège

Le rapport consacre un chapitre à une spécificité française : le rôle majeur joué par le diplôme pour protéger de la pauvreté. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le taux de pauvreté est deux fois plus élevé pour les non-diplômés (10,8 %) que pour les diplômés d’un bac + 3 ou plus (4,8 %). Plus de 80 % des personnes en situation de pauvreté ont au maximum le bac et un petit tiers n’a aucun diplôme.

Les auteurs du rapport soulignent ici la cruauté du système français qui trie très tôt à l’école et qui laisse ensuite peu de chances à ceux restés au bord de la route lors de leur parcours scolaire. « L’une des difficultés spécifiques à la France est la faiblesse de la formation professionnelle. Parmi ceux qui sortent du système scolaire avec un bas niveau d’instruction, peu nombreux sont ceux qui auront droit ensuite à une « deuxième chance », qu’il s’agisse des salariés peu qualifiés ou des chômeurs. »

Pauvreté scolaire et illectronisme

Le rapport s’arrête sur ce qu’il appelle « la pauvreté scolaire ». « On ne réalise pas forcément que dans notre pays, 30 % de la population de plus de 15 ans non scolarisée a au mieux le niveau de troisième. Parmi les seuls 30-49 ans, 13 %, soit plus de 2 millions de personnes, n’ont aucun diplôme et 18 % ont au mieux le brevet des collèges. Parmi ces personnes peu diplômées, une partie est en grande difficulté, souffrant d’illettrisme. On estime qu’ils sont 7 % parmi les 18-65 ans (selon l’Insee 2011), soit un peu moins de trois millions de personnes.

Signe d’une pauvreté monétaire et culturelle, le rapport évoque « les oubliés des nouvelles technologies » : 25 % des personnes à bas revenus ne sont pas connectés en 2017. « Comme pour le livre ou la télévision, c’est de plus en plus le type d’usage qui sépare les catégories de population », souligne le rapport. Un tiers n’a jamais effectué de démarche administrative sur internet – 70 % des non-diplômés contre seulement 10 % des diplômés du supérieur.

Selon l’Insee, au total 20 % des 15 ans et plus seraient touchés par « l’illectronisme » – dans l’incapacité d’utiliser les ressources du net, pour des raisons matérielles ou par manque de compétences. Ce serait le cas de la moitié des personnes sans diplôme.

Les « invisibles » ignorés des statistiques

Le rapport qui analyse la pauvreté sous tous ses angles, contient d’autres chapitres intéressants. Notamment sur les invisibles absents des recensements officiels. Il y a ceux qui vivent dans les bidonvilles, les squats ou dans la rue, les travailleurs immigrés dans les foyers, les détenus, les habitants de l’Outre mer… Leur sort intéresse si peu que les statistiques les concernant sont rares et incomplètes. Selon le rapport, avec eux, il faudrait ajouter au moins un million de personnes au nombre de pauvres.

Sixième puissance économique mondiale, la France compte par ailleurs 2,2 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté, avec moins de 708 euros par mois pour une personne seule – soit 40 % du niveau de vie médian. Des vies de misère où l’on ne peut se loger dignement, où l’on doit aller chercher à manger dans les banques alimentaires… Les auteurs du rapport regrettent que l’INSEE ne fournisse pas de données plus précises.

Sur le plan global, l’Observatoire ne reprend pas le chiffre d’un million de personnes supplémentaires plongées dans la pauvreté cette année en raison de la crise, brandi par les associations humanitaires. Il faudra attendre les données de l’INSEE pour 2020 pour parvenir à un chiffre fiable. L’Observatoire parle de « plusieurs centaines de milliers de personnes » qui devraient basculer dans la pauvreté. Il se base sur deux tendances : l’augmentation en flèche du nombre d’allocataires du RSA – en hausse de 10 % fin août par rapport à début 2020 ; l’explosion du chômage – fin 2020, on prévoit fin 800 000 à 900 000 nouveaux chômeurs.

Cynisme social

« Le diagnostic est établi. Les pouvoirs publics sauront-ils apporter des réponses à la hauteur ?, s’interrogent Louis Maurin et Noam Landri, le président de l’Observatoire des inégalités, dans l’avant-propos du rapport. Il n’est pas trop tard pour éradiquer la pauvreté, comme le promettait le président de la République en 2018. Notre système social, très performant, n’est plus qu’à un doigt d’y parvenir. Pour cela, il faut mettre en place, non pas un revenu universel, mais un revenu minimum unique qui garantisse la sortie de la pauvreté des plus démunis, sans exclure personne, notamment les plus jeunes comme cela est le cas aujourd’hui. »

« La majorité au pouvoir, poursuivent-ils, qui a largement soutenu le niveau de vie des plus riches, continue à faire la sourde oreille aux demandes pour plus de justice sociale, alors même que l’épargne a progressé du fait du confinement. Les attentes, exprimées notamment par les organisations de soutien aux plus démunis, sont grandes. Le gouvernement risque bien de regretter plus tard son cynisme social. » Présentant le 26 novembre le rapport à la presse, Louis Maurin s’est fait plus pressant encore « Qu’est-ce qu’on attend pour agir ? Qu’il y ait de la casse ? ».

Véronique Soulé

« Rapport sur la pauvreté en France », Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, éd. Observatoire des inégalités, novembre 2020, 104 pages, 10 € (hors frais d’envoi) à commander sur inegalites.fr