Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. « C’est la rencontre des autres et la capacité de cohabitation, qui, au-delà des connaissances, se construisent à l’école. Le vivre ensemble n’est pas donné, c’est un construit » affirment-ils.
Qu’est-ce qu’exister ?
Exister dans et par le regard que l’on porte sur soi-même, c’est accéder à la conscience d’être soi unique et singulier. C’est avoir conscience de ce que l’on fait, des relations que l’on instaure, de ses états émotionnels, tel le fait d’être apaisé ou en colère. C’est avoir le sentiment que la vie est une découverte et une création, qui vaut d’être vécue. Exister dans et par le regard d’autrui sur soi, c’est être reconnu pour et dans ce que l’on est. La conscience de sa propre existence passe, pour partie, par la reconnaissance d’autrui qui nous identifie en tant que sujet social, appartenant à la communauté des humains, en même temps que comme une personne unique et singulière se différenciant de tout autre. La reconnaissance d’autrui permet à chaque élève l’accès au sentiment d’exister pour et dans un collectif riche de la diversité des identités, des attitudes et des comportements.
Et qu’est-ce qu’ex-ister ?
La pression des normes sociales et des attentes de l’environnement, tant familiales que scolaires et sociales, ont conduit les psychologues et les philosophes à mettre l’accent sur la fonction de « l’ex-ister ». Ils mettent ainsi en lumière l’importance du préfixe ex : « hors de » pour parler du mouvement permettant de s’extraire des attentes de conformité. Les deux modes d’écriture Exister et Ex-ister montrent la complexité « d’exister » en tant qu’être soi, en se situant « dans », sans être asservi. Il s’agit pour chaque élève du tissage de ses interdépendances dans ses différents groupes de vie, sans pour autant être dépersonnalisé, noyé dans une masse indifférenciée. L’existence en tant que sujet ne peut être « noyée » dans le monde, engluée dans le déjà là. Englué dans le monde, le sujet ne peut y apporter sa propre contribution. Il ne peut entrer en relation d’échange. Ex-ister, c’est s’échapper des captations tant externes qu’internes, de la conformité, du prescrit, et du déjà là. C’est rompre les enchaînements, ouvrir du nouveau et de l’impensable en créant de l’inattendu, en révélant le soi authentique. Ex-ister, c’est témoigner de son rapport au monde, de sa découverte du monde. En ex-istant, en témoignant de qui il est, de radicalement singulier, l’élève ouvre une voie, il écarte, dénoue l’uniformité qui l’enserre. Il ouvre un espace de création dans le commun de l’école. Il est « source », jaillissement de possibles inédits.
Et le sentiment d’exister et d’ex-ister ?
Pour se sentir exister et ex-ister dans l’école, les élèves doivent pouvoir s’arrêter et « se réfléchir ». Il leur faut un espace et un temps pour accéder au sentiment d’exister et se dire que leur vie vaut d’être pleinement vécue. Ils doivent s’interroger sur ce qu’ils peuvent faire de passionnant avec ce qu’ils viennent d’apprendre et avec ce que cela leur donne envie de découvrir. Des questions du type :« Qu’est-ce que vous avez ressenti, éprouvé qui vaut d’être vécu ? ». Ou encore : « Qu’est-ce que ce que vous avez appris change pour vous, qu’est-ce cela vous ouvre comme perspective ? » peuvent amorcer ce type d’appropriation des connaissances.
L’appropriation nécessite un travail de transfert de certains des traits du transmis et de l’acquis aux particularités d’une situation radicalement autre. S’approprier, c’est aussi « faire sien », rendre propre à soi-même. L’appropriation nécessite l’intégration de ce qui a été transmis par chaque élève, qui passe ainsi de la fonction de réceptacle de connaissances générales à celui d’auteur d’une compréhension particulière et acteur d’un usage pour lui envisageable.
Or si l’implicite d’un apprentissage fait bien référence à la transmission, l’assimilation, la transformation de soi par la modification d’une compréhension et la transférabilité à un ensemble de situations, cette « chaîne processuelle » est rarement interrogée. Le « contrôle des connaissances » appelé trompeusement évaluation ne fait souvent appel qu’à la mémorisation.
Quels sont les enjeux du sentiment d’exister et d’ex-ister ?
Le sentiment d’exister est d’une redoutable complexité. Il s’agit pour chaque élève de se vivre en tant qu’être singulier ayant conscience de son intériorité, de son intimité, en même temps que de ses appartenances, de son histoire, de ses solidarités dont résulte ce sujet unique : le Soi. Ce sont des questions de type « Qu’est-ce que vous avez découvert sur vous, votre manière de penser, votre relation aux autres ? » qui permettent de percevoir l’importance de se sentir exister. La conscience d’ex-ister réside dans le sentiment d’être libre, et cependant en lien d’interdépendance et de solidarité. « Qu’est-ce que les autres vous ont appris, vous ont apporté, vous ont obligés à comprendre ? » renvoie à la conscience qu’on ne peut ni apprendre ni grandir seul et que chacun apporte à autrui, tout en s’enrichissant en retour des différents modes de perception et d’existence.
Est-ce que c’est à l’école de favoriser ce sentiment d’exister et d’ex-ister ?
C’est une question redoutable. Est-ce que l’Ecole a juste pour fonction de faire acquérir des connaissances ou est-ce qu’elle a pour mission de fonder la citoyenneté ? Si telle est sa mission, la question de fonder le sujet individué en même temps que le sujet social commun est absolument centrale. Si on rejette toutes les questions d’éducation sur la famille, il ne faut pas s’étonner de la montée des communautarismes et des intolérances. La pensée même de ce que sont l’école et la laïcité n’a plus de sens si l’école n’est qu’un distributeur de connaissances. N’importe quel système d’enseignement sur internet peut alors suffire. C’est la rencontre des autres et la capacité de cohabitation, qui, au-delà des connaissances, se construisent à l’école. Le vivre ensemble n’est pas donné, c’est un construit. Et où peut-on le construire ? Où est-ce qu’il reste un vivre ensemble qui rassemble la diversité des citoyens en offrant une place à chacun ? C’est la question du double langage de l’Ecole qui dit : « Nous sommes là pour apprendre la citoyenneté » et qui d’un autre côté se réfugie souvent dans un apprentissage fonctionnel sans lien avec l’humanisation, qui réside dans la construction simultanée chez les élèves du soi et du nous.
Si on considère que l’école doit exercer cette mission, qui est d’aider à accéder à la conscience d’exister et ex-ister, qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que ce soit réellement possible ?
Je pense essentiellement à la formation. Les enseignants devraient avoir du temps pour penser ensemble leur mission, pas recevoir des modules parachutés. C’est le travail de formation qui se faisait chez les éducateurs spécialisés dans les années que j’ai connues. Mais je ne suis pas sûr que ça continue. Si on ne fait pas cela, il faudra, par exemple, s’interroger sur les montées des violences. Il n’y a plus de lieu où on apprend à vivre ensemble. Ainsi, à titre d’illustration, les maisons de jeunes sont devenues des foyers municipaux où l’on fait des activités, moyennant paiement. Ce n’est pas le vivre ensemble qui est privilégié. Je considère que l’Ecole serait en grand danger si elle se défaussait de cette mission de l’apprentissage de la citoyenneté.
Vous parlez de l’importance du sentiment d’exister et d’ex-ister pour l’enfant. Alors, comment ce sentiment d’exister et d’ex-ister pourrait se vivre davantage aussi chez les enseignants ?
C’est fondamental d’avoir le sentiment d’appartenir à la construction d’une société quand on est enseignant, d’être en lien avec l’extérieur et d’être dans l’institution. C’est l’essence même de l’apprentissage de l’humain que de rencontrer d’autres humains, pas des machines ou des agents impersonnels qui appliquent des protocoles et ne peuvent témoigner de ce qui les anime et les font vivre. Les élèves doivent pouvoir rencontrer des personnes vivant leur profession avec leurs émotions parce qu’ils sont eux-mêmes engagés dans un processus de vie.
Comment un enfant peut-il découvrir ce que c’est qu’être un humain, s’il rencontre des fonctionnaires ? C’est toute la question de la dimension du professionnel, sujet auteur, acteur et agent. Pour être heureux et bien dans sa peau, il faut qu’un enseignant ait ces deux capacités, ces deux autorisations à être soi et à être dans le nous collectif ; dans ses différents niveaux de collectif : la classe, le monde des enseignants et des collègues, mais aussi dans l’institution. Or l’Éducation Nationale donne l’impression de se considérer comme étant une institution sans les enseignants et sans les enfants. Une institution, c’est l’ensemble de ses membres.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
