La mutation d’office « n’est pas une simple politique disciplinaire. C’est une manière d’organiser le travail, de forcer l’adhésion, de soumettre les fonctionnaires, de les prolétariser » écrit Frédéric Grimaud dans ce texte. L’auteur du livre Enseignants, les nouveaux prolétaires livre son analyse dans le Café pédagogique et pose la question suivante : « Et surtout : les enseignant·es vont-iels se laisser faire ? »
Une nouvelle fois, des enseignant·es ont été déplacé·es de leurs établissements pour d’obscures raisons[1]. Au mois de mai, dans le 93, iels ont été muté·es d’office pour « l’intérêt du service ». Ce procédé, bien que déjà utilisé par le passé, semble aujourd’hui s’intensifier. Il mérite qu’on s’y attarde pour en comprendre les logiques réelles et y résister. Alors de quoi ces mutations sont-elles le nom ?
Commençons par l’essentiel : pour ces collègues, il faut évidemment exiger la réintégration immédiate[2]. Mais il faut aussi replacer cette pratique dans un contexte plus large, celui d’une attaque systémique contre les fonctionnaires en général, les enseignant·s en particulier. Ce n’est pas nouveau, on se souvient de Kai Terada en 2022, suspendu puis réintégré après une mobilisation importante[3]. D’autres cas[4], moins médiatisés, ont eu lieu, dans une école en 2022 ou dans un lycée en 2023.
Un avertissement
Pourquoi l’administration agit-elle ainsi ? Pourquoi prononcer une sanction qui, bien souvent, est ensuite annulée par les tribunaux ? Il faut admettre qu’entre-temps, le mal est fait : l’enseignant·e réfractaire a été publiquement stigmatisé·e, iel a reçu sa fessée devant toute la classe, porté le bonnet d’âne dans la cour de récréation. Cette humiliation, c’est d’abord un avertissement adressé à tous les autres.
Nous devons comprendre que ces mutations servent à faire des exemples. À travers Kai, Catherine ou d’autres, c’est à l’ensemble de la profession que l’administration s’adresse en disant : « Regardez ce qui peut vous arriver. » C’est la technique bien connue des fusillés pour l’exemple, celle dont Henri Barbusse écrivait : « On a planté le poteau dans la nuit. On a amené le bonhomme à l’aube, et ce sont les types de son escouade qui l’ont tué. […] On a voulu, sans doute, faire un exemple. »[5]
L’idée n’est pas nouvelle. Si le décret du 6 septembre 1914 autorisait les exécutions exemplaires pour « maintenir l’ordre » dans l’armée, le principe de la punition pour l’exemple est bien plus ancien. En 1870, les cours martiales permettaient déjà l’exécution de prisonniers pour asseoir l’autorité de la chaine de commandement et dans l’histoire coloniale, le massacre d’El Ouffia en 1832 en Algérie nous rappelle tristement comment imposer la peur au sein d’une population.
Cette logique de dissuader par la punition, par la violence, traverse l’histoire, des ruines de Carthage aux exécutions de la Saint-Valentin à Chicago. Le message reste le même : on ne conteste pas l’autorité. Ni celle de Rome, ni celle d’Al Capone. Aujourd’hui, l’Éducation nationale semble vouloir faire passer ce message à son tour : ne contestez pas l’autorité ou les réformes… ou sinon « pan-pan cucul ».
Briser la résistance
L’objectif n’est ainsi pas tant de corriger un individu que de rappeler à tous que la foudre peut frapper n’importe quel arbre. C’est une stratégie managériale bien connue, un outil pour briser les résistances. Une vieille mécanique de subordination que l’on retrouve dès le taylorisme, puis dans le fordisme, où le célèbre « Service Department » avait pour but d’installer la terreur dans les usines. Depuis les années 1990, cette logique s’est modernisée dans le cadre du New Public Management, mettant en place un véritable management par la terreur dans les services publics.
Ce n’est pas une simple politique disciplinaire. C’est une manière d’organiser le travail, de forcer l’adhésion, de soumettre les fonctionnaires, de les prolétariser. Le management par la peur a des effets dévastateurs : sur la santé des personnel·les, sur le climat dans les établissements, sur la qualité du service public.
Si on en arrive là dans l’Education nationale, c’est parce que l’administration ne parvient pas à convaincre de la légitimité de ses réformes. Groupes de niveaux, évaluations nationales, brevet sanction, réforme des lycées pro, Parcoursup … les tentatives de mettre en place une école inégalitaire se heurtent de plein fouet à l’histoire et à la culture de la profession. Alors, quand les profs résistent, il ne reste plus qu’à invoquer les vieux réflexes autoritaires : surveiller et punir. C’est ainsi que l’Éducation nationale se dote d’un arsenal répressif que nous devons identifier et démonter.
L’Éducation nationale va-t-elle suivre le chemin de France Télécom ? Veut-elle pousser dehors, « par la porte ou par la fenêtre »[6], les profs les plus récalcitrant·es à ses réformes réactionnaires ? Et surtout : les enseignant·es vont-iels se laisser faire ?
Frédéric Grimaud
[1] https://cafepedagogique.net/2025/05/12/5-profs-mutes-doffice-dans-lacademie-de-creteil/
[2] https://www.snes.edu/article/dans-le-93-des-mutations-forcees-aux-allures-de-sanction-et-de-repression-syndicale/
[3] https://cafepedagogique.net/2025/01/28/mute-doffice-en-2022-il-pourra-reintegrer-son-lycee-apres-sa-victoire-au-tribunal/
[4] https://www.snuipp.fr/actualites/posts/mutations-d-office-une-decision-inacceptable
[5] Barbusse, H. (1916). Le feu: Journal d’une escouade. Paris: Flammarion.
[6] https://youtu.be/eItCKWFTiqo?si=zvycwhT2KvczZu7v
