« Pour que l’interdit puisse « faire sens » chez les élèves, l’institution scolaire, au travers de chacun de ses membres, doit signifier, y compris dans le recours à la sanction, que l’interdit ne s’inscrit pas dans un rapport de domination qui soumet à la loi d’une organisation ou d’un adulte en situation de pouvoir. Il doit être présenté et animé comme étant le garant de la protection de chaque personne et de l’advenir de tous » pour Jacques Marpeau. Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN décortiquent une notion pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de son utilisation.
Qu’est-ce que l’interdit ?
L’interdit réside dans la défense absolue du recours à un type d’acte ou de pratique. Il peut être fondé sur une obligation morale, juridique ou de sécurité. Il peut se référer à un fonctionnement psychique, social ou économique. En anthropologie, l’interdit est ce qui sépare le sacré du profane. Il représente ce qui, en aucun cas, ne doit être violé ou profané.
L’interdit de l’inceste est le fondement de l’interdit de la toute-puissance. Il oblige l’être humain à transformer son énergie pulsionnelle en un désir devant se projeter hors du clan et du déjà là, connu. Il contraint à sortir de la relation de domination captatrice et à s’ouvrir à l’altérité, à la pluralité des sollicitations, en quittant ses repères affectifs pour se mettre en quête de l’inconnu.
Les fonctions de l’interdit
L’interdit met un arrêt à l’emprise de la pulsion. Il oblige la personne à réfléchir, à délibérer, à choisir et à s’engager. Il contraint à renoncer à la totalité et à l’immédiateté de la satisfaction enviée. Il est à la base du processus d’humanisation en faisant passer l’individu d’être d’instinct, régi par des besoins et des nécessités, au statut d’être de culture se gouvernant en référence à des priorités de sens et de valeurs. C’est par la délibération et la décision qu’il y a acte de liberté et accès à la responsabilité des conséquences de ce que le sujet a initié.
L’interdit initialise l’accès à la conscience des conséquences bénéfiques ou dommageables de telle ou telle orientation. L’accès à la conscience se réalise à partir des repères de valeurs et de sens signifiant la valeur de ce que l’on fait, de ce que l’on est, dans un environnement, un contexte, une fonction.
L’interdit pensé comme « fondateur de l’humain »
Les interdits visant l’humanisation des personnes obligent les élèves à se distancier de l’emprise des pulsions afin de réfléchir aux conséquences d’un acte, qu’il soit transgressif ou respectueux de l’interdit. Cela nécessite pour eux de comprendre le sens de l’interdit, la valeur et les enjeux de son respect comme les conséquences de sa possible transgression. Ces interdits contraignent à dépasser l’immédiateté de la perception et de la pulsion réactionnelle. Ils instituent les élèves dans le statut de sujets, auteurs de la réflexion qui engage leurs actes. Ils leur permettent de se construire en tant qu’être de culture, c’est-à-dire de délibération et d’engagement qui les « élèvent » au rang de sujet social, conscient et responsable des conséquences de ce qu’ils ont initié, pour autrui et pour la collectivité.
L’interdit au service d’une autorité
Si l’interdit est un impératif absolu, la réalité nous montre qu’il n’y a pas d’interdit qui ne puisse être transgressé. La présentation d’absolu infranchissable sert l’exercice d’un pouvoir totalitaire, émanant d’une autorité qui impose une obéissance à son dictat. Les interdits fondés sur le devoir d’allégeance à une autorité visent l’imposition d’une soumission. En ne convoquant pas à la réflexion, ils ne protègent pas des conséquences néfastes pour soi et pour autrui, condition de la sécurité active et solidaire du vivre ensemble. L’attente de soumission pousse à la révolte et à la transgression les élèves qui n’ont pas fait l’expérience de la fonction protectrice de l’autorité et de l’interdit.
L’accès au sens de l’interdit
Le constat de la transgression des interdits chez une population jeune se transforme ordinairement en cause dont découle la réponse : « Il n’y a pas eu d’interdit dans la vie de ces jeunes, il faut remettre de l’interdit… ». Et l’on assiste à une montée de violences que les institutions ne savent et ne peuvent contenir. Quand l’interdit est vécu comme un moyen de soumettre, renforcer l’interdit participe d’une extension des révoltes conduisant à l’ingérable.
Les jeunes en difficulté ont, dans leur histoire, fait l’expérience des interdits de domination qui les ont conduits à se soumettre ou à se révolter contre l’asservissement, réel ou fantasmé. Il leur faut déconstruire ce vécu pour accéder à un sens de l’interdit fondateur des libertés communes. En obligeant à se situer en tant que sujet auteur et responsable de son acte, l’interdit permet de sortir de l’emprise de la pulsion et d’agir de façon délibérée.
Dans le cadre des institutions éducatives, l’interdit n’a pas pour fonction de soumettre mais de convoquer à un travail de réflexion. S’imposant à tous et à chacun, il soude le collectif autour du bien commun. Pour que l’interdit puisse « faire sens » chez les élèves, l’institution scolaire, au travers de chacun de ses membres, doit signifier, y compris dans le recours à la sanction, que l’interdit ne s’inscrit pas dans un rapport de domination qui soumet à la loi d’une organisation ou d’un adulte en situation de pouvoir. Il doit être présenté et animé comme étant le garant de la protection de chaque personne et de l’advenir de tous. L’interdit quitte alors le registre de la règle pour s’inscrire dans celui de la loi symbolique en permettant aux personnes « d’ex-ister » comme être de désir, hors de la captation de ses pulsions, comme des attentes de conformité et de soumission.
La mise en œuvre de l’interdit
« Tenir l’interdit » est une mise à l’épreuve non seulement des élèves transgresseurs, mais aussi et surtout de l’institution scolaire dans son devoir d’humanisation des enfants et des jeunes qui lui sont confiés. Le travail avec l’interdit oblige l’enseignant à s’engager dans une tension qu’il ne peut soutenir que si elle est assumée et contenue par l’ensemble du dispositif scolaire. « Tenir l’interdit, » quand il serait facile pour l’enseignant de fermer les yeux, c’est assumer le risque de devenir la cible d’une violence qui ne peut encore être ni mise en mots, ni maîtrisée par certains élèves, dans leur confrontation aux limites.
C’est en assumant la mise en question de son propre confort de fonctionnement que l’institution éducative peut signifier que ses élèves sont les bénéficiaires d’une relation d’autorité exigeante qui ne vise pas leur soumission à un rapport de force, mais qui ouvre à un rapport de sens et de valeur, garant du respect de la dignité et de la liberté de chacun et de tous.
Est-ce qu’il peut y avoir un interdit dans les apprentissages ?
L’enfant qui s’interdit a intégré des choses qu’il ne doit pas faire. Ça nous oriente vers des notions encore plus complexes qui touchent au conflit de loyauté.
On l’a vu par exemple avec la deuxième génération d’émigrés, où nombre de parents souhaitaient absolument que leurs enfants s’inscrivent dans une réussite scolaire, avec pour conséquence une fonction d’inversion intergénérationnelle extrêmement difficile à assumer pour l’enfant, en particulier lorsqu’il est ado et qu’il doit lire les fiches de paie du père quand ce dernier ne sait pas lire. C’est ce qui se joue sur l’injonction d‘apprendre à l’école.
C’est l’intégration d’un interdit, c’est-à-dire quelque chose que je ne peux pas m’autoriser, parce qu’il y a trop d’enjeux, ou des enjeux si complexes que je vais m’y perdre. C’est une question absolument redoutable, que beaucoup d’enfants vivent sans pouvoir le dire, puisque la contradiction est impensable. C’est la notion d’interdit en tant qu’intégration d’un commandement qui rend fou et qui se joue dans un lieu particulier, l’école.
Il faudrait là mener un travail de déconstruction des représentations psychiques pour autoriser un espace sur ces contradictions d’attente.
Comment concilier des interdits de l’école qui parfois sont en décalage ou assez éloignés des interdits de la famille ? Je pense par exemple aux garçons à qui on demande, à l’école, de ne pas recourir à la violence lors d’un conflit, alors qu’à la maison, il est parfois dit qu’il doit se défendre.
C’est la tension entre le refus de la violence à l’école et l’injonction dans une famille de ne pas se laisser faire, ne pas se laisser dominer ou asservir. En ce sens, cet interdit-là est tout aussi valable que l’interdit de la violence.
Or, c’est justement ce que les institutions ne font pas et ne savent pas faire : formuler les valeurs en les mettant en tension, ce qui oblige à renforcer la valeur de l’interdit, c’est-à-dire d’obliger à le penser en convoquant l’ensemble des personnes autour d’une question proposée à la réflexion : l’interdit de violence face à l’interdit d’asservissement.
Si un enseignant réussit à problématiser de cette façon-là, en présence des parents, en présence de l’enfant, on est bien dans le travail autour de la remise en phase de la fonction de l’interdit, qui est de convoquer à la réflexion, y compris l’institution, et ainsi être garant qu’il n’y a ni violence ni asservissement.
Quand on travaille sur l’interdit à l’école, on passe souvent par l’établissement de règles avec « tu n’as pas le droit de… » ou alors « tu as le droit de… » ? Quelle serait l’entrée préférable ?
Pour moi, il faut les deux. La question de « tu n’as pas le droit de… » est importante parce que c’est le tranchant de l’interdit. Il y a beaucoup d’endroits où on évite le tranchant de l’interdit. Il y a un moment où tu ne dois pas dépasser la limite. Donc c’est important. On ne peut pas être dans une pensée positive en disant « on va atténuer les choses ». Non, il y a bien un tranchant à assumer.
Mais ce tranchant qui est effectivement présenté comme « tu n’as pas le droit de… » laisse entendre une fonction punitive où l’interdit n’est pas fondateur de l’humain, mais au service de l’autorité. Il contraint à la soumission à la règle.
Or, l’interdit n’a pas pour fonction de trancher. Il a pour fonction de faire réfléchir et d’amener justement une autorisation. C’est ce que j’appelle l’interdit d’autorisation, qui permet à la personne qui se trouve face au tranchant de l’interdit de refonder le pourquoi de l’interdit en le mettant en réflexion.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
