Trois chercheurs, Amael Andre, Caroline Desombre et Julien Despois, défendent « l’idée que l’éducation inclusive, pour être efficace, doit être plus qu’une somme de prises en charge individuelles ». Pour eux, pour pouvoir individualiser, il faut d’abord s’intéresser au collectif classe. Ils soulignent la présence de connaissances scientifiques utiles, et inexploitées, qui permettent aux enseignants de mieux comprendre et de mieux inclure, comme la psychologie sociale. Comment ces ressources peuvent-elles s’implanter dans les classes ?
Faire face à la diversité grandissante des élèves
Au-delà de l’hétérogénéité habituelle caractérisant les classes, l’éducation inclusive confronte les enseignants à une diversité inédite d’élèves. C’est ainsi que peuvent être scolarisés au sein d’une même classe des élèves avec des besoins très différents. Cette diversité accrue semble parfois « ingérable » pour les enseignants notamment lorsque certains élèves manifestent des comportements qui perturbent la gestion de classe.
Dans ce premier article de notre série, nous nous centrerons sur les conditions d’accessibilité de l’environnement d’apprentissage dans la classe. Avant de répondre aux besoins spécifiques des élèves, il s’agit en premier lieu d’outiller les enseignants sur la gestion de l’engagement du groupe classe dans les apprentissages. Dès lors, se pose la question de comment enseigner dans des classes hétérogènes sans se laisser accaparer par les besoins de certains élèves qui présentent des difficultés d’apprentissage ou comportementales ? Comment répondre aux différents besoins tout en gérant le groupe classe ?
Les difficultés de l’individualisation
Le récent rapport de la Cour des comptes paru en 2024 révèle que si les enseignants sont plutôt favorables à l’éducation inclusive, ils estiment manquer de soutien, de formation et de ressources. Par ailleurs, les enseignants envisagent souvent les réponses inclusives de manière individuelle. Ceci leur demande de démultiplier les adaptations pédagogiques en autant de profils d’élèves présents dans les classes et in fine provoque un sentiment de surcharge de travail.
Pour répondre aux besoins des enseignants, un ensemble de ressources ont été conçus par des chercheurs ou des professionnels et sont diffusées via des médias divers dans la communauté éducative. Elles sont pensées, dans leur grande majorité, en lien avec les troubles et difficultés d’un type d’élèves et répondent ainsi à des besoins individuels. Si la diffusion de ces ressources basées sur l’individualisation est utile, elle se révèle souvent insuffisante notamment parce que d’une part, l’individualisation est chronophage et se heurte bien souvent à la nécessité de gérer dans le même temps le groupe classe et que d’autre part, les pratiques d’individualisation utilisées de manière excessive ont parfois des effets pervers sur les élèves (absence de culture commune, limitation de l’autonomie…).
Nous défendons l’idée que l’éducation inclusive, pour être efficace, doit être plus qu’une somme de prises en charge individuelles. L’éducation inclusive se caractérise par l’accessibilité de l’environnement éducatif pour l’ensemble des élèves afin qu’ils développent leurs compétences et leur sentiment d’appartenance à la communauté scolaire tout en gardant un niveau d’exigence élevé. Rendre accessible consiste, selon nous, à anticiper et à lever les barrières faisant obstacle aux apprentissages de l’ensemble des élèves. Dans le cadre du PIA3 « 100% Inclusion, un défi, un territoire », nous cherchons ainsi à identifier et à améliorer les conditions d’accessibilité de cet environnement à la fois dans la classe, dans la structure scolaire et dans l’environnement socio-éducatif.
Les apports de la psychologie sociale
De nombreuses disciplines scientifiques (par exemple la psychologie cognitive, les sciences de l’éducation, les sciences du langage, ou encore les didactiques des disciplines) permettent d’éclairer les processus cognitifs, sociaux et pédagogiques à l’œuvre au sein de la classe. Parmi ces disciplines, la psychologie sociale offre aujourd’hui des connaissances scientifiques robustes sur les variables favorisant l’engagement dans les apprentissages du groupe classe et la prévention des comportements perturbateurs. Ces connaissances permettent ainsi d’esquisser des dispositifs ou des pratiques pédagogiques favorables.
Les effets de ces connaissances ne relèvent pas de la magie, mais ces pratiques augmentent la probabilité d’un engagement accru des élèves dans les enseignements, tant en termes de nombre d’élèves impliqués qu’en intensité de participation. Appliquées au niveau collectif, ces connaissances permettent aux enseignants de limiter le recours à des régulations individuelles, qui s’avèrent souvent épuisantes et consommatrices de temps. Nous proposons une illustration de ces pratiques dans deux situations qui peuvent s’avérer problématiques et qui émanent d’observations de classe et d’entretiens avec les enseignants.
Ressources utiles : les théories de la motivation
Les théories de la motivation et notamment la théorie de l’autodétermination peuvent constituer des ressources utiles aux enseignants pour mieux comprendre et favoriser l’engagement du collectif classe (et prévenir les comportements perturbateurs), ce qui limite le nombre de régulations individuelles à effectuer par les enseignants. Selon cette théorie, le style motivationnel mis en place par l’enseignant permet d’agir sur l’engagement de l’ensemble des élèves à travers le soutien de trois besoins psychologiques fondamentaux : le besoin de compétence (sentiment d’être efficace et performant), le besoin d’autonomie (sentiment de contrôler ce que l’on fait) et le besoin de proximité sociale (sentiment d’être connecté aux pairs et à l’enseignant). Le manque de soutien de ces besoins peut constituer un obstacle à l’engagement dans les apprentissages. Cette théorie souligne notamment l’importance de la clarté des attentes données par l’enseignant (objectifs, consignes, critères d’évaluation…) et le balisage et l’articulation des différents temps de la séance à travers des bilans réguliers afin de soutenir le besoin de compétence des élèves.
Ces principes peuvent être opérationnalisés par l’enseignant notamment en diversifiant les médias (ex : explications verbales, écrites, matérialisées, imagées, reformulées par les élèves et parfois même démontrées par l’action…) et en ciblant les informations importantes afin que l’ensemble des élèves les comprennent (ou le plus grand nombre). L’enseignant peut également dès le début du cours centrer les élèves sur l’objectif de la séance et présenter le déroulement du cours afin que les élèves puissent se repérer au cours de la séance et articuler les différentes activités proposées. Dans la même optique, les phases de transition entre les activités (ex : phases de travail en grand groupe, travail individuel ou en petit groupe, bilan ce…) sont des moments clés qu’il s’agit d’anticiper afin de limiter les temps d’inactivité (ex : anticipation du matériel à utiliser par les élèves).
Renforcer l’engagement des élèves
Cette théorie met également en évidence les effets positifs du soutien de l’autonomie des élèves sur leur engagement en connectant, par exemple, les apprentissages aux centres d’intérêt des élèves et à leur contexte ou en interrogeant et recueillant les propositions de plusieurs profils d’élèves à propos du contenu d’apprentissage (en notant par exemple les réponses des élèves au tableau). Parallèlement, la littérature met en évidence l’importance de maintenir un niveau d’exigence élevé car la baisse du niveau d’exigence (par exemple, simplification excessive des objectifs, contenus et tâches proposés) peut provoquer du désengagement. En effet, l’engagement des élèves est renforcé si les tâches proposées sont perçues comme suffisamment difficiles et représentent un défi.
Si ces leviers peuvent aider les enseignants à optimiser l’engagement du groupe classe dans les apprentissages, ils sont à contextualiser au regard du public scolaire, des contenus disciplinaires enseignés et de la temporalité dans l’année. Par ailleurs, la recherche est amenée à examiner les conditions d’efficacité d’autres leviers potentiels. C’est par exemple, le cas de la récompense ou des renforçateurs externes dont les effets doivent être réinterrogés.
Conditions de réussite du travail coopératif entre élèves
Aujourd’hui, de nombreux enseignants mettent en place des groupes de travail coopératif entre élèves. Ce travail de groupe a le potentiel pour développer une construction active et interactive des savoirs et des compétences psychosociales liées à la coopération (par exemple, écouter et accepter le point de vue de l’autre). Toutefois, les nombreuses observations que nous avons menées révèlent que le travail de groupe mène aussi parfois à des conflits, du travail parallèle, du free rider (lorsqu’un élève prend en charge la totalité du travail) voire du désengagement (les élèves interagissant sur d’autres éléments que ceux relatifs au cours). C’est particulièrement le cas lorsque certains élèves présentent un déficit au niveau des habiletés sociales rendant peu accessible ce type de travail.
La psychologie sociale et plus particulièrement les théories sociocognitives de l’apprentissage coopératif peuvent ici s’avérer pertinents pour mieux comprendre les processus interactionnels et pour concevoir les conditions d’accessibilité de ce travail de groupe. Si de nombreux dispositifs de groupe existent, les études menées dans ce champ mettent notamment en évidence cinq principes à opérationnaliser par les enseignants en fonction du contexte : la promotion des interactions entre élèves, l’interdépendance positive, la responsabilité individuelle de chaque membre, le développement d’habiletés sociales et les processus de groupe (auto-évaluations et phases de debriefing).
Comment favoriser les interactions entre élèves
Pour favoriser les interactions entre élèves, il s’agit de réfléchir à la composition du groupe (taille, degré d’hétérogénéité, affinité). Par exemple, le travail à 4 ou 5 élèves s’avère souvent très complexe pour des élèves dont les compétences de coopération sont peu développées (du fait de la diversité des interactions à gérer) notamment lorsque les groupes sont imposés par l’enseignant. Dans ce contexte, le travail en binôme affinitaire dans un premier temps peut faciliter les échanges et l’accessibilité de la coopération. De même, les supports verticaux (type tableau ou feuille accrochée au mur) semblent faciliter les interactions et la participation de tous par rapport à des supports horizontaux (type feuille posée sur la table).
Ensuite, afin de développer la responsabilité de chaque membre du groupe et d’éviter le phénomène du free-rider, l’enseignant peut choisir de diviser les tâches (chaque membre du groupe ayant la responsabilité d’une tâche avant la mise en commun), les ressources ou les rôles (scripteur, responsable du temps, animateur…) ou bien encore laisser les élèves s’organiser librement selon leur degré d’autonomie. Enfin, la structuration du temps et de l’espace doit être pensée pour faciliter les interactions entre élèves. Par exemple, les repères de temps qui séquencent les différentes phases du travail de groupe par un timer s’avèrent souvent utiles pour guider les élèves et les rendre plus autonomes.
Outiller les enseignants et favoriser la réflexion
Si des ressources sont produites et peuvent être utiles aux enseignants, ces derniers les mobilisent pourtant peu dans leurs classes. La question aujourd’hui est de savoir comment concevoir et diffuser ces ressources pour que les enseignants s’en emparent dans leur pratique.
Ce défi est notamment posé aux INSPE dans lesquelles une réflexion est menée sur l’articulation entre les problématiques de terrain (rencontrées en stage) et les savoirs universitaires (travaillés en formation à l’université). Il s’agit de s’interroger sur la manière dont les savoirs universitaires (sur les savoirs enseignés mais aussi sur les savoirs pour enseigner) peuvent être mobilisés pendant les stages mais également sur la manière dont les problématiques professionnelles vécues lors des stages peuvent entrer pleinement et significativement dans la formation universitaire et dans des projets de recherche. Une réflexion est menée à la fois sur les contenus de formation qui doivent être au plus près des besoins des formés en contexte afin que ceux-ci soient significatifs et utilisés en classe mais également des modalités de formation.
Une piste prometteuse, éprouvée et évaluée, concerne l’analyse collaborative d’extraits filmés de séquences d’enseignement vécues en stage par les étudiants. Une autre concerne la formation par la simulation très utilisée en santé qui consiste en des mises en situation des étudiants se rapprochant de l’environnement réel de travail et qui leur permettent d’analyser et d’améliorer leurs pratiques professionnelles. Il s’agit enfin de faire entrer les savoirs universitaires au cœur de l’école à travers des visites de stage, les mémoires ou encore la mise en place de recherches collaboratives menées avec les enseignants.
A venir : élargissement à de nouveaux niveaux d’analyse
Dans cet article, nous nous sommes intéressés aux conditions d’accessibilité de l’environnement d’apprentissage en illustrant la manière dont certaines connaissances en psychologie sociale peuvent contribuer à identifier et améliorer l’engagement du groupe classe dans les apprentissages. Cet angle d’analyse n’est cependant pas le seul. Ainsi, la mobilisation d’autres disciplines scientifiques est nécessaire pour éclairer dans toute sa complexité les situations d’éducation inclusive. Par ailleurs, l’élargissement à des niveaux d’analyse autres que la classe (structure scolaire et environnement socio-éducatif) sont nécessaires afin de mieux comprendre et d’améliorer les conditions d’accessibilité de l’environnement pour que les élèves puissent développer leurs compétences et se sentir appartenir à la communauté scolaire. Ces angles de vues, complémentaires à celui abordé dans ce premier article, seront explorés dans les suivants.
Amael Andre, Caroline Desombre et Julien Despois
