Membre fondateur du Collectif d’Interpellation du curriculum (CICUR)
Curieuse question que celle de l’esprit critique dans l’éducation telle qu’elle vient d’être posée par la Ligue de l’Enseignement lors de son congrès de Rennes : qui oserait prétendre que l’Ecole n’a pas à s’en soucier ? Mais remarque-t-on assez, et à voix assez haute que si certains textes officiels font en effet allusion à un objectif de développement de l’esprit critique chez les élèves, les instructions politiques imposées depuis plusieurs années, à coup de « chocs de savoirs », de « groupes de niveaux » ou autres gadgets que le prochain vent emportera ne font pas véritablement preuve de la prudence critique qu’on attendrait ? Alors même que tant d’enseignants font ce qu’ils peuvent pour entraîner leurs élèves à l’esprit critique, mais dans un contexte qui de fait est hostile.
Mais c’est plus profondément encore dans les petites décisions des puissants d’un jour que nous aimerions démontrer que l’Ecole de France est fondamentalement a-critique. Et que c’est une des tares dont elle n’a que très peu conscience. Si le silence critique sur les points qui suivent n’est pas acceptable, c’est pour un motif simple : la question est de savoir si on accepte ou non l’échec immense de l’éducation en France à faire autre chose que fracturer dangereusement la jeunesse ?
Cette question de l’esprit critique est d’ailleurs centrale, et le sujet est complexe : dans le monde tant de dictatures diverses, toutes enrôlées par la dictature du désir dans le sens aveuglément porté par le capitalisme financier, développent une machine de guerre terrible contre la liberté de critiquer. Mais l’affaire est en plus perverse, car on entend aussi en parallèle un pianotement antiscientifique ou libertarien qui se revendique aussi volontiers critique, et libre de faire de vérités scientifiques de simples alternatives…
De très faibles « marges critiques »
L’Ecole de France apparaît d’abord, comparée à des homologues étrangères, comme ne disposant que de très faibles « marges critiques » pour agir. La vieille tradition centralisatrice, autoritaire, et égalitaire (à condition que ce ne soit que dans le discours) n’a jamais été « critiquée ». Les conséquences en apparaissent facilement : c’est toute la difficulté de cette école à faire une place à tout ce qui ne se ramène pas à une norme. Il faut citer ici un exercice de plus en plus autoritaire du pouvoir, du ministère aux rectorats et aux établissements scolaires, souvent eux-mêmes soumis à la dictature du chiffre et des résultats.
La diversité des élèves, de leurs goûts, de leurs rythmes et de leurs cultures n’est dans ce cadre pas perçue comme une richesse et les programmes d’enseignement eux-mêmes, dont on sait bien qu’ils s’incarnent de fait selon les collèges et lycées dans des enseignements inégalitaires, ne sont pas censés varier d’une virgule ni donner place à ces curriculums locaux qui, dans d’autres pays, fournissent justement aux acteurs une passionnante marge de travail critique.
Une fermeture au débat sur l’essentiel
Il est étonnant de penser que les grandes finalités de l’éducation dans le pays ne sont portées par aucun texte. Le sait-on ? La première préconisation du Conseil économique, social et environnemental dans son avis « Réussite à l’Ecole, réussite de l’Ecole« , adopté en séance plénière le mercredi 25 juin 2024, portait précisément sur la nécessité d’organiser débat démocratique « associant tous les acteurs de la communauté éducative et tous les publics pour redéfinir les finalités de l’École aujourd’hui afin d’assurer la réussite de tous les élèves ».
Or rien de tout cela n’est advenu et le gouvernement vient de montrer sa préférence pour des débats, par exemple sur les temps scolaires, qui passent une fois encore au large de cette dérangeante question des finalités. Jamais abordée.
De la même façon, s’agissant de l’élaboration des contenus d’enseignement, on s’en tient toujours à des questions partielles et à des méthodes fluctuantes, et rares sont les acteurs capables de répondre à la question de savoir en ce domaine qui décide de quoi en fonction de quoi ! Ce qui est cohérent avec l’absence de finalités.
Si on prenait encore la question de tous les modes d’évaluation des élèves, à commencer par nos examens, ou les pratiques d’orientation, on serait surpris de l’impensé qui règne : le point de vue critique sur les notes sur 20, par exemple, construit par André Antibi, avec l’idée de la « constante macabre », qu’en a-t-on fait ?
Plus encore, a-t-on réfléchi à ce que signifie le fait, en France, de calculer des moyennes, et de délivrer les examens par compensation de résultats dans des domaines qui n’ont rien à voir les uns avec les autres ? Savons-nous que dans la majorité des pays les examens s’abstiennent de ce type de regard englobant et se limitent à valider des niveaux obtenus dans les divers enseignements ? Pire encore : suite à quelles analyses les examens traditionnels, quelque imparfaits qu’ils soient, sont-ils remplacés par de tout autres logiques du type de Parcoursup ?
Des imaginaires et des fracturations mentales insurmontés
Bien sûr cette carence du système éducatif à exercer vis-à-vis de lui-même le regard critique qu’il aimerait « enseigner » à ses élèves n’a pas vraiment de coupable attitré : il semblerait que la plupart des acteurs que nous sommes partageons peu ou prou, porteurs et victimes, un certain nombre d’imaginaires ou d’interdits qui désignent la frontière du vieux tabou scolaire en ce pays.
Dans une tribune au Monde du 12 mars 2024[1] nous faisions cette remarque que le vocabulaire et les réalités profondes de l’Ecole sont saturés de séparatismes qui passent inaperçus : entre les finalités et la culture de l’enseignement primaire et celles de l’enseignement secondaire, entre le « général » et le « professionnel », qui a décidé de ces fractures ? Quel examen critique en a-t-il jamais été fait ?
Plus encore : quel regard critique face à cette idée de mérite, parfois qualifié de républicain, alors que c’est tout autre chose qu’il consacre, comme la responsabilité individuelle ! Jusqu’à cette expression d’« égalité des chances », qui s’est imposée ! Suite à quel examen critique ? La vie et l’enfance seraient donc nécessairement un jeu avec chances à courir, et des gagnants et des perdants ? Peut-être, mais qui en a débattu ?
Des savoirs scolaires sur lesquels le regard critique ne s’est jamais porté que de façon superficielle
Regard critique qui serait nécessaire sur les savoirs scolaires qui furent construits sur des fondations chrétiennes, au sein d’école où il s’agissait de préparer les âmes à l’au-delà, et non à la vie, tenue en lisière par des enseignements qui se complurent souvent dans l’abstraction. Cette mise à l’écart des savoirs de la vie a bien sûr une fonction de fait excluante majeure pour tous les élèves dont la culture est la plus éloignée des canons scolaires traditionnels.
Distance critique qui serait encore tellement nécessaire face à cette Ecole que des philosophes ont qualifiée de prométhéenne[2], car contemporaine du développement de l’industrialisation, notamment des industries extractives, puis des nationalismes, installés par le capitalisme, comme des diverses vagues de colonialisme. Quand a-t-on pris le temps de « critiquer » ce prométhéisme à l’abri duquel l’essentiel de l’Ecole moderna a poussé ? Et qui rend très incertain le rapport d’harmonie à construire entre l’humain (« maître et possesseur de la nature », selon Descartes) et le vivant.
Distance critique jamais consommée vis-à-vis des disciplines elles-mêmes : pourquoi celles-ci, et pas d’autres ? Dans quels rapports entre elles ? Quel travail critique vis-à-vis des hiérarchies sociales qu’elles tracent et confortent, au détriment de savoirs réputés ig-nobles, comme les savoirs manuels, professionnels, ou même artistiques ?
Sommes-nous d’ailleurs certains d’avoir bien tracé la séparation entre des savoirs scolaires et des dogmes ? A quel regard critique au fond éduque-t-on les élèves pour qu’ils le portent sur les savoirs mêmes que l’Ecole leur enseigne ? Seul ce travail critique comme source permanente permettrait d’éviter aussi bien le formatage idéologique, souvent passager clandestin des savoirs scolaires, que la « neutralité » qui est une lâcheté.
Mais c’est encore plus vis-à-vis de tout le rapport au savoir qu’impose aujourd’hui l’Ecole que l’esprit critique est nécessaire : la dictature des résultats scolaires qui sacralise les classements standardisés entre élèves et établissements, en allant même jusqu’à construire des échelles mondiales, s’est imposée sans examen préalable de ses conséquences sur les acquis véritables des élèves.
Etrange constat au bout du compte de cette Ecole publique qui semble par tant d’aspects tétanisée et incapable de fonctionner sur un mode critique, quand c’est peut-être en effet, dans les tourments du monde, ce en quoi elle serait le plus indispensable. Si les citoyens pensent qu’il y a de l’intolérable dans l’effet du système scolaire sur une fracturation de la jeunesse créatrice de tant de ressentiment, il serait peut-être temps d’être audacieux.
Roger-François Gauthier
[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/03/12/le-vocabulaire-et-les-realites-profondes-de-l-ecole-sont-satures-de-separatismes-qui-passent-inapercus_6221542_3224.html
[2] Voir Annuel de la recherche en philosophie de l’éducation (Arphé), no 2, 2021 [en ligne] https://bit.ly/3WBwVfQ
