« Dans certains établissements scolaires, les salles des professeurs sont devenues des lieux de débats où les défenseurs de l’universalisme et de l’égalitarisme apportent la contradiction à ceux qui relayent le discours porté par de nombreux médias » écrit Stéphane Germain. « Progressivement, de façon presque intangible, des systèmes éducatifs sont en train d’opérer leur bascule vers le modèle éducatif national populiste » poursuit-il. Il relève cinq marqueurs « qui permettent d’assoir progressivement l’univers du modèle éducatif national populiste dans les esprits ». Alors qu’en est-il en France ?
Progressivement, de façon presque intangible, des systèmes éducatifs sont en train d’opérer leur bascule vers le modèle éducatif national populiste. Le phénomène n’est pas circonscrit à quelques pays. Il se constate en Argentine comme aux Etats-Unis, en Italie comme en Hongrie. Dans cette dynamique générale de remise en cause de l’universalisme et de l’égalitarisme, principes fondateurs des systèmes éducatifs contemporains, ce dernier pays, la Hongrie, fait figure de laboratoire permettant d’ériger un modèle éprouvé en mode opératoire duplicable au niveau mondial.
C’est avec une longueur d’avance, au début des années 2010, que le Fidesz de Victor Orban a expérimenté le tournant éducatif national populiste. En Hongrie, le basculement s’est constaté dans les faits : réduction drastique du nombre d’enseignants, hypercentralisation de la décision éducative, mise en place d’une bureaucratie autoritaire, recentrage sur les apprentissages technicistes, népotisme généralisé permettant d’orienter les financements publics vers le secteur privé, jusqu’à la suppression du ministère de l’éducation. S’il a pu s’opérer graduellement, sans grande résistance dans les premiers temps, c’est que ce basculement s’est aussi fait dans les esprits pour une grande partie de la population. En 2016, quand des citoyennes et les citoyens ont commencé à protester, il était déjà trop tard : les seules alternatives restaient la mise au pas ou la démission, le licenciement pour celles et ceux qui s’obstinaient à résister à l’intérieur de l’institution.
Dans leur logique, les dirigeants autoritaires des démocraties illibérales cherchent à convaincre les opinions publiques de façon à ne pas craindre le verdict des urnes lors d’élections qu’il n’est pas utile de truquer dès lors qu’une majorité de la population est convertie aux sirènes du national populisme. Pour cela, ils disposent de deux puissants leviers : le contrôle des médias d’une part, grâce au soutien de puissants hommes d’affaires acquis à la cause, permettant de diffuser leurs idées ; les réseaux sociaux d’autre part, grâce auxquels ils disposent d’une large sphère d’influence pour relayer leurs discours, leur offrant ainsi une caisse de résonance particulièrement efficace.
L’histoire est à peu près la même dans tous les pays qui basculent dans le national populisme. En imprégnant les esprits, sans aller jusqu’à une adhésion forte et généralisée, ce discours permet néanmoins une forme d’acceptation du modèle éducatif national populiste. Car cette mouvance est devenue experte des stratégies discursives. Elle sait parfaitement utiliser les techniques de communication, choisir les contenus et les supports permettant d’influencer durablement l’opinion publique. C’est la grande leçon du laboratoire hongrois. Il a permis de roder les éléments du discours permettant la bascule nationale populiste. Savoir décrypter ce discours est essentiel pour celles et ceux qui veulent résister à l’influence. A l’heure des réseaux sociaux, les batailles se mènent principalement dans le champ de la communication.
Les marqueurs discursifs, ceux qui permettent d’assoir progressivement l’univers du modèle éducatif national populiste dans les esprits, reviennent de façon récurrente dans les allocations des leaders politiques qui prennent bien souvent la forme d’harangues à la foule. Ces marqueurs sont au nombre de cinq.
Retour aux fondamentaux
Le premier marqueur est celui du retour aux fondamentaux. Il s’agit de se focaliser sur savoirs essentiels selon une approche purement techniciste. Concrètement, le retour aux fondamentaux se traduit par un recentrage sur l’approche disciplinaire au détriment de tout le reste. Focaliser sur les fondamentaux est une manière, à peine subtile, de mettre à bas toutes les évolutions de ces trente dernières années qui avaient permis, sous l’égide des organismes internationaux, de généraliser l’approche par compétences. Ce sont les attendus des systèmes éducatifs qui sont directement touchés. Focaliser sur les fondamentaux permet d’occulter le vivre ensemble, la créativité, la réflexion critique et toutes les compétences permettant de construire collectivement la société.
Modèle assumé de la compétition
Le second marqueur est celui du modèle assumé de la compétition. Il trouve son expression dans l’obsession de la réussite. Le système éducatif devient tout entier focalisé sur la réussite des élèves au regard de ses nouveaux attendus, débarrassés des compétences complexes : les savoirs fondamentaux. La scolarité devient alors une course individuelle à la réussite avec ses sauts d’obstacles et ses épreuves de passage permettant un classement généralisé de l’ensemble des élèves : des meilleurs aux plus mauvais.
Dans cet univers ultra-compétitif, où le fait collectif semble ne pas exister, où les valeurs de partage, de solidarité et de coopération n’ont plus le droit de cité, les meilleurs sont récompensés et ceux qui sont en échec ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Car dans l’univers compétitif du modèle éducatif national populiste, la reconnaissance des supposées différences de capacité entre élèves est pleinement revendiquée. Dès lors, il est vain de consacrer de l’énergie pour chercher à gommer les différences. La faute de l’échec incombe à l’élève et non à l’institution. C’est tout le principe de l’égalité des chances qui est mis à bas.
Délégitimation des enseignants
Le troisième marqueur est la délégitimation des enseignants. Tout l’arsenal du prof bashing est déployé par les autorités éducatives elles-mêmes : « Les profs sont des privilégiés, les profs travaillent peu, les profs sont toujours absents, les profs sont laxistes, ils n’ont pas d’autorité, ils ne savent pas se faire respecter, etc. ». Dans un contexte où la charge de travail des enseignants augmente de façon récurrente à chaque réformette et où le gel des salaires sur longue durée réduit drastiquement le pouvoir d’achat, imprégner cette image caricaturale dans l’esprit de la population est une belle réussite du discours national populiste.
Cette dégradation orchestrée de la profession enseignante n’est que la partie émergée de l’iceberg de la délégitimation des enseignants. Sous la surface se trouvent les procédés insidieux permettant de remettre en cause leur autonomie pédagogique : suppression des marges de manœuvre en établissements scolaires, surabondance de dispositifs pédagogiques descendants, labellisation des manuels scolaires, généralisation de la logique programmatique prescriptive. Au terme du processus, les enseignants deviennent de simples exécutants d’une politique éducative décidée de manière centralisée dans les moindres détails.
Cela est rendu possible par un déni généralisé de la complexité de l’éducation. Focalisé sur les savoirs fondamentaux technicistes, le modèle éducatif national populiste repose sur une vision très mécaniste de l’éducation ne laissant pas la place aux processus sociaux complexes. Le corps enseignant, envisagé comme structure sociale fédérative et créative, capable d’impulser le changement éducatif, est totalement occulté. Ne restent que des individus, sommés d’appliquer les prescriptions centrales.
Instauration d’une bureaucratie autoritaire
Le quatrième marqueur discursif du modèle éducatif national populiste est l’instauration d’une bureaucratie autoritaire. Le retour à l’autorité est un marqueur fort du discours national populiste. Il s’agit de créer un univers de comportements normalisés auxquels chacun doit se soumettre. Focaliser sur l’autorité permet d’occulter le respect des autres, le respect des règles de vie commune. Pour aboutir à la vision mécaniste de la société portée par le national populisme, il revient aux systèmes éducatifs de porter les valeurs de l’autorité au détriment de toutes les autres. Pour cela, l’institution doit elle-même fonctionner de manière autoritaire.
En Hongrie, alors que le système éducatif décentralisé, né après la chute du mur de Berlin, laissait une large autonomie d’initiative curriculaire aux établissements scolaires, la première préoccupation du Fidesz de Victor Orban a été de mettre en place tous les procédés de décisions bureaucratiques centralisées en installant une hiérarchie administrative pyramidale descendante. En éducation, la dérive bureaucratique se caractérise par une hypertrophie des règles et des procédures de fonctionnement opérant un transfert de la décision éducative vers les prescripteurs de l’administration centrale.
Ce transfert est double. Les enseignants, acteurs de terrain au contact des élèves, sommés d’appliquer les procédures et les prescriptions, sont dépossédés de leur pouvoir d’agir. Dans le même temps, les résultats de la recherche scientifique, aboutissant à des recommandations portées par les organismes internationaux, sont totalement ignorés. Cela est rendu possible par l’instauration d’un organisme scientifique national, chapeautant l’ensemble du système éducatif, dont la composition est savamment choisie.
Ce procédé permet d’ignorer superbement les stratégies éducatives élaborées collectivement au niveau mondial (ONU-UNESCO) ou au niveau européen (Conseil de l’Europe, Parlement européen) afin de distiller une vision « scientifique » très nationale des orientations souhaitables pour les systèmes éducatifs en utilisant souvent le procédé du détournement de concept (il s’agit d’utiliser un concept de la communauté scientifique pour implémenter des modes opératoires diamétralement opposés à ceux qui sont portés par le concept scientifique en prenant soin de ne pas poser la question de son acception). Cette occultation de la démarche rationnelle scientifique est largement admise car le discours national populiste propose en échange une autre rationalité : celle de l’efficacité.
De façon constante, les discours nationaux populistes mettent en avant l’impératif de l’efficacité dans l’éducation. C’est un basculement complet de la logique de la performance éducative. Il ne s’agit plus de s’interroger, comme le font les scientifiques, sur ce qui est pertinent, mais de se questionner sur l’efficacité, dans tous les domaines, à tous les niveaux. L’efficacité est alors entendue comme la capacité à mettre en œuvre ce qui est prescrit. Pour savoir si un système éducatif est efficace, il convient de développer des outils de mesure de l’efficacité. C’est aussi que de nombreux tests, enquêtes et autres procédés de rendre compte à dominante numérique se mettent en place dans les systèmes éducatifs à l’aune de l’efficacité : mesures des acquis des élèves, mesures de l’activité des établissements scolaires, mesure de la réussite au regard des attendus centrés sur les fondamentaux.
Cette mesure généralisée permet de pointer les bons et les mauvais établissements, les bons et les mauvais enseignants. La généralisation des outils de mesure marque le basculement des systèmes éducatifs vers des bureaucraties autoritaires. Avec de tels systèmes de mesure, les autorités centrales disposent des outils fins de contrôle de l’activité des personnels. Cela permet d’introduire des procédés de rémunération à l’efficacité. La logique du rendre-compte se généralise, les procédés de l’évaluation individuelle des personnels sont réintroduits. Ils permettent de distinguer par la rémunération, ceux qui sont efficaces dans l’application des prescriptions centrales.
Le discours sur l’efficacité, largement emprunté au monde de l’entreprise privée, permet aussi d’opérer des coupes sombres dans le budget de l’éducation. Le système étant focalisé sur les fondamentaux, les compétences complexes n’entrent pas dans le champ de l’efficacité, ce qui permet de les renier totalement. Sans vergogne, les moyens dédiés à la culture, à la création artistique, à l’acquisition des compétences psychosociales, à l’éducation à la citoyenneté mondiale, à l’éducation au développement durable, et à toutes les compétences qui sortent des savoirs technicistes sont tout simplement supprimés. Le modèle éducatif national populiste ne cherche pas à faire des élèves des citoyens émancipés, dotés de réflexion critique et de capacités créatrices collectives propres à construire le monde durable de demain.
En Hongrie, après les réformes du gouvernement Orban qui ont permis d’instaurer le modèle éducatif national populiste, les enseignants ont eu l’impression d’être retournés dans le système en vigueur sous le joug communiste, avec la reconnaissance institutionnelle et le montant des salaires en moins.
Marchandisation de l’éducation
Le cinquième marqueur discursif est celui de la marchandisation de l’éducation. De façon tout à fait explicite, la mouvance nationale populiste revendique les possibilités de transfert de l’activité éducative vers des entreprises privées. C’est une forme de négation totale du service public au sens où l’éducation est réduite à sa partie congrue de transmission des savoirs fondamentaux. En éclipsant toute la partie complexe de l’activité éducative, celle qui permet aux élèves d’acquérir la capacité à rendre la société vivante, celle qui existe parce que l’éducation est un fait collectif, il devient tout à fait concevable, pour ceux qui adhèrent à cette vision tronquée de l’éducation, de confier cette tâche à des entreprises privées supposées être plus « efficaces » pour remplir cette mission. Cela permet aussi de renvoyer l’ascenseur aux milieux d’affaires ayant apportés leur soutien tout à fait intéressé au national populisme. En Hongrie, cela se manifeste par des scandales répétés dans l’attribution des nouveaux marchés publics éducatifs et par une émergence assumée du financement d’établissements privés par des fonds publics destinés à l’éducation.
Au-delà des transferts grossiers d’activités éducatives vers le privé, c’est surtout au niveau des contenus éducatifs que se portent les enjeux de la marchandisation. L’approche techniciste de l’éducation favorise l’émergence du numérique éducatif, devenu un marché très prometteur et très concurrentiel sur lequel se positionnent de nombreux acteurs privés avides de remporter les appels d’offres. Dans plusieurs pays, on assiste aussi à une mainmise des milieux d’affaires nationaux populistes sur les sociétés d’édition de manuels scolaires. Quand le national populisme s’installe, l’équation est simple : les impôts financent l’éducation publique qui finance les opérateurs privés qui imposent leurs contenus éducatifs.
Savoir se positionner
Un processus de basculement du monde s’opère actuellement. Il se constate par un changement de cadre de référence à très grande échelle. Les deux aspects les plus prégnants de ce basculement se reflètent dans la volonté collective, partagée par une partie de la population, de s’affranchir des références de l’ancien cadre. S’affranchir des références au cadre mondial qui régit les rapports entre les pays, ce qui donne la coloration nationale à ce basculement et s’affranchir des références aux recommandations issues de la communauté scientifique, ce qui lui donne la coloration populiste.
Face à ce basculement, il parait important de pouvoir se positionner : certains sont dans l’acceptation quand d’autres sont dans le refus, la résistance. Ceux-là estiment que le basculement va conduire à des jours difficiles.
Connaître les marqueurs du discours national populiste aide à se positionner. En matière d’éducation, le discours national populiste infuse, de manière consciente ou inconsciente au sein des systèmes éducatifs. Dans certains établissements scolaires, les salles des professeurs sont devenues des lieux de débats où les défenseurs de l’universalisme et de l’égalitarisme apportent la contradiction à ceux qui relayent le discours porté par de nombreux médias. L’émergence de ces débats de fond est salutaire. Elle montre que les procédés d’influence dont use la mouvance nationale populiste ne sont pas complètement efficaces. Elle montre qu’il existe encore, chez certains enseignants, des capacités de réflexion critique propres à faire vivre la démocratie.
Stéphane Germain
