Par François Jarraud
L’Ecole, dont l’objectif est l’Ă©mancipation des individus, peut-elle ĂŞtre un rouage d’un système de domination ? La rĂ©ponse ne fait pas de doute pour le sociologue Ugo Palheta. Son ouvrage dĂ©crit prĂ©cisĂ©ment la façon dont cette domination s’installe Ă travers son principal outil : l’enseignement professionnel.
Reprenant les donnĂ©es sur l’origine sociale et ethnique des Ă©lèves de l’enseignement professionnel, U. Palheta n’a pas de mal Ă montrer que l’enseignement professionnel a « une fonction de relĂ©gation ». Mais nul mĂ©pris dans ce constat. Avec le scalpel du sociologue il demande alors « comment un ordre d’enseignement dominĂ© peut-il tenir debout ? »
U. Palheta dĂ©crit ainsi les mĂ©canismes de la domination. Par exemple il montre comment l’origine sociale des Ă©lèves intervient dans les dĂ©cisions des conseils de classe de 3ème. A note Ă©gale, on proposera plus souvent Ă un jeune d’origine sociale favorisĂ©e un redoublement et une orientation en lycĂ©e professionnel Ă un jeune de milieu populaire. « Les difficultĂ©s scolaires prĂ©coces n’ont pas la mĂŞme signification selon l’origine sociale des Ă©lèves ».
Comment les jeunes d’origine populaire amĂ©nagent-ils leur reprĂ©sentation d’eux-mĂŞmes est leur place dans l’enseignement professionnel ? U Palheta montre que les rĂ©actions varient selon le sexe et l’origine ethnique. Pour les enfants d’origine immigrĂ©e africaine et nord-africaine, les aspirations Ă la mobilitĂ© sociale, base mĂŞme du projet familial, se trouvent contrariĂ©es par l’orientation en L.P. Par contre pour d’autres jeunes , le L.P. peut retser un Ă©lĂ©ment de construction sociale.
Et les professeurs ? Comment vivent-ils leur rĂ´le de tri social ? Le sociologue montre comment les enseignants de L.P. sont pris dans une contradiction identitaire entre leur volontĂ© de rĂ©ussite des Ă©lèves et le fait qu’elle signe des destins de dominĂ©.
L’ouvrage d’Ugo Palheta dresse un tableau sans complaisance du système Ă©ducatif. Pour l’enseignant attachĂ© au projet rĂ©publicain d’Ă©mancipation par l’Ecole, sa lecture est cruelle. Mais combien utile ! Alors que la refondation de l’Ecole est au programme, ce livre est une aide puissante pour imaginer un autre avenir pour l’institution scolaire et pour les enseignants.
F. Jarraud
Ugo Palheta, La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF, Paris, collection Le lien social.
Palheta : « La transformation de l’Ă©cole ne peut s’inscrire que dans un projet plus vaste de transformation sociale »
Pour l »auteur de La domination scolaire, « on peut espĂ©rer faire de l’école autre chose qu’une instance de tri et une machine Ă convaincre les jeunes d’origine populaire qu’ils seraient « bons Ă rien ». » Il prĂ©cise ici les mĂ©canismes qui permettent Ă travers l’Ecole le maintien de la domination sociale. Un voyage assez dĂ©sespĂ©rant dans l’institution scolaire…
Vous parlez d’un ordre d’enseignement dominĂ©. Quels Ă©lĂ©ments justifient cette appellation ?
Il est vrai que c’est une formulation abrupte. Mais si on ne nomme pas une domination rĂ©elle on ne risque pas de se donner les moyens de la contester. Elle se manifeste Ă travers les caractĂ©ristiques sociales des Ă©lèves : massivement d’origine populaire (pour environ deux tiers d’entre eux), et pour certains des milieux les plus prĂ©carisĂ©s, ils ont souvent connu des parcours scolaires chaotiques et des difficultĂ©s d’apprentissage prĂ©coces. On peut aussi voir cette domination Ă travers leur destin socioprofessionnel, dans la mesure oĂą la grande majoritĂ© d’entre eux va rejoindre les rangs du salariat d’exĂ©cution. Rares sont ceux qui accèderont Ă des positions de l’encadrement supĂ©rieur (1% au bout de 10 ans). Quelques-uns deviendront artisan ou commerçant, ou parviendront au petit encadrement. On peut aussi mettre en Ă©vidence les aspects subjectifs de cette domination, Ă savoir la reprĂ©sentation que se font les jeunes et les parents des filières qui composent l’enseignement professionnel. Pour beaucoup de parents des classes moyennes et supĂ©rieures, ce sont des « voies de garage » Ă Ă©viter, croyance que peuvent certains parents de milieu populaire mĂŞme si une partie d’entre eux estime que ces filières permettent d’avoir, comme ils le disent, « un mĂ©tier dans les mains ».
L’enseignement professionnel est seul dominĂ© ou c’est un morceau d’un système Ă©ducatif dominĂ© ?
C’est un segment dominĂ© du système de formation, un segment qui s’oppose Ă des filières qui ne sont en rien dominĂ©es (les filières gĂ©nĂ©rales, et particulièrement en leur sein la filière « scientifique »). Il est Ă mon sens illusoire de penser que le problème du système Ă©ducatif c’est de se trouver dominĂ© par d’autres institutions, dans la mĂŞme mesure non seulement oĂą les rapports de domination transversaux qui structurent la sociĂ©tĂ© (rapports de classe, de genre et de race) traversent l’école elle-mĂŞme de part en part, et parce que le système Ă©ducatif contribue Ă sa mesure et selon ses modalitĂ©s propres Ă la reproduction de ces rapports, mĂŞme s’il pourrait Ă mon sens fonctionner autrement que comme un simple vecteur de domination.
Comment les jeunes vivent-ils cette domination ? G. André par exemple a montré le poids du passé familial et des choix des jeunes.
Dans certains secteurs traditionnels des classes populaires, une partie des jeunes ne perçoit pas cette orientation comme le signe d’une dĂ©faite ou la manifestation d’une domination. C’est notamment vrai de ceux qui – surtout les garçons, mais aussi chez une partie des filles (celles qui par exemple ont choisi la filière des soins aux personnes) – n’ont pas un rapport dĂ©prĂ©ciatif Ă la condition ouvrière. Mais on pourrait affirmer que, chez ces jeunes l’oubli de la domination est une modalitĂ© de la domination elle-mĂŞme. Reste que cet « oubli » leur permet de se construire, ou de se reconstruire après une sĂ©quence collĂ©gienne oĂą ils disent s’être beaucoup ennuyĂ© (« j’en avais marre de rester assis sur une chaise Ă rien faire », comme je l’ai souvent entendu). A l’opposĂ©, les garçons « issus de la colonisation » (comme disait Sayad), parce qu’ils ont des ambitions scolaires plus importantes Ă milieu social Ă©quivalent, ont tendance Ă vivre cette orientation comme la marque d’une domination, et ont souvent le sentiment d’avoir Ă©tĂ© relĂ©guĂ©s dans des filières n’offrant aucune perspective crĂ©dible de mobilitĂ© sociale, c’est-Ă -dire de sortie de la condition de salariĂ© d’exĂ©cution.
C’est le poids du passĂ© familial et colonial ?
En fait cela est plutĂ´t liĂ© au rapport qu’ils entretiennent avec la condition de leurs parents, et en particulier chez les garçons de leur rapport Ă la condition ouvrière de leur père. La condition ouvrière que ces jeunes ont connue Ă travers ce père Ă©tait très dĂ©gradĂ©e, c’est celle de travailleurs ayant occupĂ© les postes les plus Ă©prouvants, les moins payĂ©s, avec peu d’espoir de promotion du fait des discriminations racistes Ă l’avancement. C’est cette condition ouvrière lĂ qu’ils refusent. StĂ©phane Beaud parle ainsi de « parricide social », pour Ă©voquer ces jeunes qui tendent, symboliquement, Ă tuer le père ouvrier. Un jeune me disait ainsi qu’il rĂ©pĂ©tait souvent Ă son père « moi j’veux pas devenir comme toi papa ». A l’opposĂ©, on trouve des jeunes qui s’orientent notamment vers l’apprentissage (mais pas seulement) et qui ont un rapport moins tendu Ă la condition ouvrière. Ce sont des jeunes qui viennent davantage des fractions stabilisĂ©es de la classe ouvrière, ou dont les pères ouvriers ont pu devenir contremaĂ®tre ou se mettre Ă leur compte. Ils sont aussi plus souvent issus de zones rurales ou de petites villes, et s’engagent avec moins de regret dans la formation professionnelle, ce qui leur permet de s’investir davantage et, assez souvent, d’en tirer parti. Chez les garçons on observe donc un clivage important quant rapport Ă la condition ouvrière.
Ca sous entend que les filles se comportent différemment ?
Oui, cette différence entre descendants de colonisés et « autochtones » quant au rapport à la condition du père ne se retrouve pas vraiment chez les filles issues de la colonisation dans leur rapport à la mère. Cela ne veut pas dire qu’elles ont le même rapport à l’enseignement professionnel et font les mêmes choix d’orientation que les filles « autochtones » ou celles issues de l’immigration européennes. Les filles originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne ont ainsi tendance à choisir moins souvent les formations aux soins aux personnes, mais davantage le tertiaire administratif et le commerce, des filières qui leur semblent davantage permettre de retrouver ensuite ce qu’elles tendent à considérer comme « la voie normale », c’est-à -dire l’enseignement général.
Peut-on dire que, dans l’enseignement professionnel, certaines filières sont davantage porteuses du sentiment de domination ?
Effectivement, on trouve des filières oĂą la domination me semble perçue de manière plus sensible, en particulier le tertiaire administratif – secrĂ©tariat, comptabilitĂ© – oĂą les Ă©lèves ont tendance Ă vivre leur formation dans l’ombre des filières gĂ©nĂ©rales, rĂŞvant souvent d’un retour vers la voie gĂ©nĂ©rale. Mais de manière gĂ©nĂ©rale c’est la disjonction entre les caractĂ©ristiques de la formation et les dispositions Ă l’égard de l’école et du travail que les jeunes importent dans leur formation, qui fait Ă©merger le sentiment d’être dominĂ©. Par exemple, dans une classe de BEP « mĂ©tiers de la mĂ©canique informatisĂ©e » sur laquelle j’avais travaillĂ©, la plupart de jeunes pensaient acquĂ©rir des compĂ©tences informatiques (c’est d’après eux la description que leurs profs de collège leur avait faite de la filière). Or il s’agit en fait d’usinage et d’apprendre en particulier le maniement de machines Ă commande numĂ©rique. La consĂ©quence, c’est qu’ils avaient dĂ©veloppĂ© tout au long de l’annĂ©e un fort ressentiment l’Ă©gard des enseignants du collège, et pour certains Ă l’égard de l’école en gĂ©nĂ©ral. Si on prend au sĂ©rieux ce que nous disent ces jeunes, il semble que le processus d’orientation soit parfois pris Ă la lĂ©gère, alors que pour ces jeunes il s’agit d’un pallier crucial (ce que rappellent nĂ©gativement les situations multiples oĂą les jeunes arrĂŞtent leur formation en cours d’annĂ©e et sont condamnĂ©s Ă errer sans espoir crĂ©dible de retrouver une formation digne de ce nom).
Les enseignants ont le mauvais rĂ´le ?
Dans le discours des jeunes, ce sont surtout les enseignants du collège qui sont considĂ©rĂ©s comme responsables de la relĂ©gation de ces Ă©lèves. Ils sont prĂ©sentĂ©s par les Ă©lèves comme Ă©litistes, s’intĂ©ressant peu aux Ă©lèves en difficultĂ©, seulement attachĂ©s Ă faire rĂ©ussir les forts (qui sont souvent dans leur esprit les « bourges », en quoi ils n’ont pas tout Ă fait tort). J’ai pu Ă©galement montrer, Ă l’aide de matĂ©riaux statistiques, que les conseils de classe ont tendance en fin de 3ème Ă davantage proposer, quand l’élève est en difficultĂ©, un redoublement aux enfants de milieu favorisĂ© et une orientation vers l’enseignement professionnel aux enfants des classes populaires. Ils ne font donc pas qu’entĂ©riner un « goĂ»t » plus prononcĂ© pour les filières courtes au sein des classes populaires, qui est liĂ© au fait que les jeunes d’origine populaire ont souvent Ă©tĂ© persuadĂ©s par les multiples verdicts antĂ©rieurs qu’ils sont impropres aux apprentissages scolaires. L’orientation inĂ©gale apparaĂ®t ainsi une co-production entre les goĂ»ts des Ă©lèves, les espoirs des familles et les attentes des enseignants.
Pour des jeunes de milieu populaire un passage en enseignement gĂ©nĂ©ral n’est-ce pas une acculturation et une sorte de trahison ?
Qu’il soit conçu comme un trahison supposerait qu’il y ait une contre-culture de rĂ©sistance Ă l’Ă©cole, un peu Ă l’image de ce que dĂ©crivait Paul Willis dans les annĂ©es 70. On ne peut nier qu’une partie des garçons d’origine populaire, du moins dans certaines fractions des classes populaires, dĂ©veloppent un rapport hostile Ă l’institution scolaire. Mais pour beaucoup de jeunes, les choses sont plus contradictoires. Les Ă©lèves qui manifestent des attitudes en classe qui peuvent apparaĂ®tre anti-Ă©cole sont parfois les mĂŞmes que ceux qui valorisent l’Ă©cole, qui ne voient la rĂ©ussite sociale qu’à travers et au moyen de la rĂ©ussite scolaire. S’ils se comportent d’une manière qui apparaĂ®t dĂ©viante aux enseignants, c’est prĂ©cisĂ©ment parce que leur rapport Ă l’école est fait Ă la fois d’une valorisation instrumentale de l’école (vue comme un moyen de « rĂ©ussir dans la vie ») et d’un ressentiment Ă son Ă©gard et Ă l’égard des enseignants. D’oĂą des comportements qui, dans le quotidien d’une classe, peuvent paraĂ®tre en contradiction totale avec les ambitions scolaires de ces Ă©lèves.
Les évolutions récentes comme le passage au bac pro en 3 ans et la montée des aspirations vers le supérieur des bacheliers professionnels, aggravent-elles le sentiment de domination ?
Le bac pro en 3 ans est l’aboutissement d’un mouvement contradictoire de convergence de l’enseignement professionnel vers le modèle de l’enseignement gĂ©nĂ©ral. Contradictoire parce que, d’un cĂ´tĂ©, on rapproche formellement les filières professionnelles des filières gĂ©nĂ©rales (tous les bacs se prĂ©parent en trois ans), mais de l’autre les publics n’ont pas du tout les mĂŞmes propriĂ©tĂ©s sociales et scolaires, et les programmes diffèrent très profondĂ©ment. Reste que la crĂ©ation et le dĂ©veloppement du « bac pro » ont toutes les chances d’engendrer ou d’approfondir chez les jeunes une aspiration vers le haut dĂ©jĂ prĂ©sente chez les jeunes de milieu populaire qui s’appuie sur une dĂ©sir de mobilitĂ© sociale (on peut se fier sur ce point aux travaux de Tristan Poullaouec, sans forcĂ©ment partager l’ensemble de ses conclusions). C’est pour cela qu’on la trouve particulièrement chez les enfants d’immigrĂ©s, puisqu’on peut considĂ©rer l’Ă©migration est parfois le produit d’une aspiration Ă la mobilitĂ© sociale.
On peut s’interroger sur l’avenir de l’enseignement professionnel. Ne va-t-on pas renforcer la dualitĂ© entre le bac pro et les CAP nettement moins valorisĂ© ? Peut-on imaginer un lycĂ©e qui Ă©chapperait Ă la domination ?
Pour cela il faudrait aller vers une sociĂ©tĂ© qui ne soit pas structurĂ©e autour de rapports de domination, Ă moins de croire sĂ©rieusement que l’école pourrait constituer un « empire dans un empire » ou comme disent certains un « sanctuaire ». La transformation de l’Ă©cole ne peut s’inscrire que dans un projet plus vaste de transformation sociale. C’est d’autant plus vrai pour l’enseignement professionnel, qui a partie liĂ©e avec le destin des classes populaires. Le chĂ´mage de masse, la prĂ©carisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e des emplois d’ouvriers et d’employĂ©s, voire la paupĂ©risation de certains secteurs des classes populaires Ă partir des annĂ©es 1980, mais Ă©galement le fait qu’on ait ringardisĂ© les ouvriers, leurs luttes et ce qu’on appelait auparavant le mouvement ouvrier, n’est pas pour rien dans l’accentuation, Ă partir de ces mĂŞmes annĂ©es, de la domination dont les filières professionnelles sont l’objet.
C’est un livre dĂ©sespĂ©rant ?
Ce n’est pas du tout mon avis. Non seulement il y a des marges de manœuvre pédagogiques – il est vrai limitées au niveau de l’enseignement professionnel puisqu’il faudrait agir bien en amont, mais pour peu qu’on veuille se donner les moyens de changer la donne politiquement et socialement on peut espérer faire de l’école autre chose qu’une instance de tri et une machine à convaincre les jeunes d’origine populaire qu’ils seraient « bons à rien ». Ce livre essaye de faire un constat froid, mais c’est à mon avis à condition d’aller au bout de la description de la domination, de ses effets et de ses mécanismes, qu’on peut espérer trouver les moyens et la force de changer les choses.
Propos recueillis par François Jarraud
Sur le site du Café
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