L’idée d’institution serait elle en déclin, comme le prétend François Dubet dans son dernier livre ? Il creuse là un sillon sociologique plus austère que celui de l’analyse de l’école que l’on connaît (1) et continue et clôt ( ?) un triptyque qui représente son oeuvre (2).
Selon la définition du concept que l’on met » en entrée » de son analyse, on trouve une analyse ou une autre. Autrement dit, on peut interroger utilement le concept d’institution devant l’analyse de Dubet. Ce dernier réunit des groupes de travail et lie analyse et réparation des difficultés… chacun de ces livres est un récit de la manière dont il rend les acteurs institutionnels ethnologues de leur propre pratique et analystes de leur pratique dans l’institution. On n’est pas dans les indicateurs statistiques (3) à la Bourdieu. » L’acteur est le système (4). »
Dans ce livre, Dubet assigne un sens simple et efficace, restreint au concept d’institution : plutôt l’idée d’institution, avant tout un » programme institutionnel « , programme pris dans un sens biologique : au départ, des valeurs perçues comme universelles forment les individus, ces individus ayant intégrés à la fois ces valeurs et la façon dont elles ont été mises en place dans la société font fonctionner les institutions. L’individu devient sujet, à la fois conforme, adapté, et capable de critique, de » dissidence « . Ce programme implique, c’est-à-dire assure (en aval) et suppose (en amont) une certaine cohérence de la société. De par l’aspect universel des valeurs, l’institution est liée à l’Etat et a pour objet principal le » travail sur autrui « . Ce programme institutionnel ne fonctionne plus vraiment. Que faut-il en garder, pour rester dans une société démocratique vivable ?
Cette unité de la société créée par le programme institutionnel et qui lui est nécessaire en préalable s’est éclatée en des ensembles plus nombreux et contradictoires dans lesquels les acteurs sociaux ne savent plus où prendre leurs repères. La multiplicité des objectifs, l’enchevêtrement des demandes sociales, la multiplicité des classes sociales, les réseaux, le flux continuel d’informations, la force des appartenances identitaires constituent la société en une mosaïque de tribus, ce qui fractionne aussi les individus. Chacun doit se constituer sa propre boussole. Le miracle de la subjectivation des individus conjointe avec leur socialisation, cet ancien pacte est caduc. Le programme institutionnel n’est plus la constitution de la société : les individus entendent bien faire entendre leurs droits personnels contre la contrainte collective.
Ce déclin de l’institution s’apparente, on le voit à la perte des grands récits, mais François Dubet préfère parler de modernité tardive, plutôt que de post-modernité. Les subjectivités s’échauffent les unes contre les autres : » les professionnels pensent que les élèves, les malades et les » clients » les menacent ; les élèves, les malades et les » clients » pensent que les professionnels les méprisent. »
Chaque institution a sa façon de recevoir ce déclin, d’y participer et de réagir : l’école n’est plus un sanctuaire. L’école primaire s’en sort plutôt bien, elle a un vieux socle républicain, une participation fondamentale à la création de la République, n’est pas trop atteinte et accompagne bien le mouvement. Le secondaire en est plus affligé. Le débat tourne beaucoup autour du regret de cette période bénie où le programme institutionnel fonctionnait bien. La massification bouleverse le métier. La compétence disciplinaire est insuffisante, il y faut rajouter de la pédagogie… les professeurs doivent motiver les élèves, créer les conditions pour faire cours. Les travailleurs sociaux, les médiateurs sont touchés aussi par cette perte du programme institutionnel. Pour les infirmières (5), la relation au malade s’estompe et est remplacée par une technicité des gestes à accomplir. En même temps, le malade, comme partout devient un usager, consumériste, et sa souffrance est reconnue, ce qui augmente la » bureaucratie « , l’information sur les soins, la trace des actes médicaux… Les infirmières n’ont pas la nostalgie, comme les professeurs, d’un âge d’or, cependant elles se sentent en crise, en manque de reconnaissance…
Il est plus difficile de dire comment traiter cette nouvelle forme de socialité. Cela appartient à l’avenir, à une longue suite de décisions et d’actions qui feront la plus ou moins grande maîtrise de cette évolution. Le travail de socialisation continue dans ces formes d’actions plus éclatées. L’hypothèse de François Dubet est qu’il repose sur un principe d’homologie des expériences du professionnel et du socialisé, le travail sur autrui est devenu un travail comme les autres, moins soumis à la » vocation » qu’à la technicité. Il faut peut-être bâtir des institutions démocratiques de petite taille, fondées sur un métier reconnu, en évitant trois voies sans issues : le retour de l’autorité, (c’est la tendance de notre nouveau gouvernement), le libéralisme, et le droit. La dernière page du livre, métaphorique, nous invite » à faire de la musique ensemble tout en restant soi-même « , et à opter plutôt pour les petites formations de jazz que pour les grands orchestres symphoniques.
On pourrait voir dans ce déclin l’accomplissement du destin des institutions ou encore leur extension à tous les domaines de la singularité, le déclin comme déclinaison, éparpillement, répartition, percolation… et en même temps cette perte d’intensité est une dilution, et l’idée du programme institutionnel s’est glissé dans tous les interstices de la vie privée. Goffman (6) voyait dans les » institutions totales » un état maximal de l’institution, un but et un modèle pour elles, englobant les individus au point de nier leur singularité. La société en serait en un état inverse dans lequel chaque personne se sent en contrat synallagmatique pour employer le vocabulaire juridique avec des » structures « , le modèle devenant la négociation, le commerce, même au sens classique de ce mot que l’on trouve dans Molière par exemple. D’où le Libéralisme, la mondialisation libérale… comme objet des nouvelles luttes.
Roland Petit
François Dubet, Le Déclin de l’institution , coll. « l’Epreuve des faits », Seuil.
Notes :
1- L’hypocrisie scolaire, Pour un collège enfin démocratique avec Duru-Bellat Seuil 2000
2- » sociologie de l’expérience » Seuil 1984 et » Dans quelle société vivons-nous ? » avec Danilo Martucelli Seuil 1998
3- René Lourau L’état-inconscient Editions de minuit » des indicateurs aux analyseurs »
4- François Dubet Sociologie de l’expérience Seuil 1994 (de p 21 à p 50)
5- Anne Perrault-Solivères, Infirmières. Le savoir de la nuit. Le Monde PUF 2001 » L’hôpital institue le malade et la maladie… »
6- Goffman Asiles (1961) Editions de Minuit 1968