Comment parler de l’Ecole en Franceet aux Etat-Unis sans tomber ni dans la diabolisation ni dans la languede bois ? Denis Meuret tente un exercice étonnant, souvent à la limitede l’urticant, mais qui pose une question lourde : à quel prix unsystème politique peut-il piloter efficacement une grande institutioncomme l’Ecole ?
«En France, l’Ecole est administrée, mais pas gouvernée ».C’est une des conclusions de Denis Meuret, professeur à l’IREDU(Dijon), dans son dernier ouvrage « Gouverner l’Ecole (PUF). Pire même,selon l’auteur, le modèle américain, si décrié en France pour soncaractère inégalitaire, permet mieux à ses élèves de « faire face aumonde » et à ses enseignants de « trouver une place ». PourD. Meuret, la France est victime du choc entre deux visionsidéologiques. Issu de Rousseau et Durkheim, le modèle français prônel’élévation à la Raison, à la Liberté, par la maîtrise, l’inhibition,le sacrifice. Au contraire, le modèle américain, inspiré par Locke,Dewey et les valeurs libérales, l’Education vise à aider l’homme àaméliorer sa condition, valorisant la créativité, l’expérimentation. Cesmodèles, plus que centenaires, influencent encore largement lefonctionnement des systèmes éducatifs et les discours produits surl’Ecole : les élèves américains pensent que leurs professeursrespectent davantage leur opinion, osent davantage se tromper, lesaident à prendre confiance en eux. A l’inverse, la France continue demaintenir les clivages entre primaire et secondaire, enseignementgénéral humaniste et technique orienté vers la production. Et une desdifficultés des « rénovateurs» français, dit Meuret, est qu’ilsrefusent de rejoindre la vision pragmatique qu’a Dewey des enjeuxscolaires : ils privilégient le « comprendre » sur l’action,s’enferment dans des visions « méfiantes » d’un monde hostile. Ilsrejoignent ainsi, paradoxalement, leurs ennemis irréductibles, les«républicains», prompts à dénoncer la faillite d’une école quirenoncerait à la clôture, à l’effort, pour céder au sirènes de laconsommation immédiate.
Qui doit contrôler les enseignants ? Danssa seconde partie, D. Meuret creuse la question de la « régulation del’éducation ». Aux Etat-Unis, le contrôle local exercé sur lesenseignants donne aussi bien des résultats « admirables »(investissement des enseignants) que détestable : corruption, inéquité.L’ancien modèle français de la IIIe République (programmes nationaux etinspections) s’estompe (contrainte libérale ou essoufflement?) auprofit du « conseil pédagogique » et de l’autonomie des établissements.Mais cette nouvelle régulation présente «des risques, des difficultés,des effets pervers » qui menacent de la dérouter de son ambitiond’équité. Gain d’efficacité par la concurrence ou ségrégation accrue ?Le pilotage par les résultats (fixer des objectifs et mesurer leuratteinte) en est encore à ses balbutiements. L’évaluation parcompétences se développe plus difficilement en France qu’auxEtats-Unis, rencontre plus d’obstacles parmi les enseignants françaisdont une bonne part est convaincue que « tout le monde n’est pas faitpour les études » (cf enquête du SNES, p. 121). Paradoxalement, « ilsfont face à l’ouverture du système d’une manière qui sera sans doute unjour jugée aussi élogieusement que les hussards noirs de la IIIeRépublique, mais pensent qu’ils trahissent la dignité de l’enseignementsecondaire ». L’impossibilité de trouver un consensus national autourde l’idée d’un « socle commun » en est, pour lui, un indicesupplémentaire. C’est une idée spécifiquement française, écrit Meuret,que la fréquentation de l’enseignement secondaire par des élèves plusfaibles nuise aux autres… Dans le même fil, il constate que larevendication d’autonomie des établissements, poursuivie par ladeuxième Gauche issue de 1968 (Savary, le SGEN…), caractérisée par lamise en place de « projets d’établissements », se heurte à l’oppositionde ceux qui y voient l’irruption du marché. Même le point de vueéquilibré de la loi de 1989 ne se traduit pas dans les faits : lescycles restent virtuels, la collaboration entre enseignants limitée.Mais D. Meuret nous invite à ne pas opposer un enseignant françaisindividualiste et bureaucratique, quand son collègue américain seraitchaleureux et collaboratif. Dans les deux pays, ce qui se passe dans laclasse est pour l’enseignant l’essentiel. Mais ce qui caractérise laFrance, c’est l’accumulation de libertés « mortes dès leur naissance »(10% pédagogique, TPE…). Au contraire, l’idée que l’éducation estd’ordre local est très ancré aux Etats-Unis, avec 14000 districtsrégulés localement par un schoolboard élu. Avec une double conséquencesur le débat sur la carte scolaire : elle favorise le privé oul’autonomie, mais renforce la communauté de ceux qui habitent sur lemême lieu (« c’est notre école » davantage que « on nous oblige à allerlà »). A cet égard, D. Meuret considère que le fait que Sarkozy etRoyal ouvrent le débat sur la carte scolaire est en France un événementconsidérable, dans un pays où se débat est « refoulé » pour des raisonsidéologiques.
Cinq indices de l’efficacité d’unepolitique… La régulation « par les résultats »se heurte en France au désormais célèbre « plafond de verre » : alorsque son expérience centralisatrice est un avantage pour produireévaluations nationales et impulsions centrales, « le miroir desindicateurs n’est que très peu utilisé » : la culture del’encadrement se développe, mais n’arrive pas à trouver des stratégiesefficaces pour arriver jusqu’aux enseignants : évaluations desétablissements, des personnels… (p170). Comment donc dépasser cette «langue des cadres » pour que la réforme arrive à donner des résultatsdans la classe ? Pour Meuret, c’est pour une bonne part parce que lesenseignants acceptent mal de « rendre des comptes » individuellement,au nom d’une « légitimité politique » (défense du caractère national,lutte contre la mise en concurrence libérale, asservissement de l’Ecoleaux intérêts économiques…), qui contribue à empêcher les usagerseux-mêmes de demander des comptes à la Nation, et donc les entraînevers la recherche de solutions de débrouillardise individuelle.
Ce qui distingue donc le pilotagefrançais de son cousin américain serait donc, pour l’auteur, corrélé,bien défini par la théorie d’Andrew Porter : pour réussir, unepolitique doit répondre à cinq caractéristiques : – spécificité (le fait que les instructions soient suffisammentprécises et détaillées) – consistance (cohérence entre différentes politiques,présentes et passées) – autorité (normes sociales auxquelles elle correspond,prestige de ses instigateurs et soutiens) – pouvoir (manière de mobiliser sanctions, récompensessymboliques ou matérielles) – stabilité (degré de constance des politiques au fil du temps…)
Au terme d’un ouvrage qued’aucuns jugeront de parti-pris, Denis Meuret ne veut absolument pasconclure à la « décadence » ou à la « rigidité » du système français :à bien des égards, dit-il, il continue de s’améliorer, les profs fontce qu’ils peuvent pour mettre en œuvre un enseignement « plus pertinent», « riche et rigoureux ». Mais son modèle politique le gène pour allerplus loin, pour lutter contre les maux modernes : la recherche del’entre-soi, la recherche de la sécurité sans risque, le droit plutôtque le devoir… Si le système français ne prend pas par les cornes sesmaux (classements binaires, redoublement, filiarisation), le systèmerestera à une vision de l’Ecole dressée contre l’extérieur, ne pourralutter contre le sévère diagnostic de reproduction que firent Bourdieuet Passeron il y a désormais 40 ans… Faute de capacité de progrès, lepouvoir politique sera alors condamné à sa plus détestable image, le«pouvoir de nuisance », « inspirant des politiques régressives sanspouvoir en assurer la justification aux acteurs… Ça vous rappellequelqu’un ?