Par Jeanne-Claire Fumet
Les Rencontres proposaient de dĂ©couvrir les diffĂ©rentes mĂ©thodes de philosophie pour enfants sous forme d’ateliers de mise en situation, soit avec un groupe de participants, soit avec un groupe d’enfants. Nous avons pu assister Ă deux de ces ateliers.
Initiation à la méthode Lipman par Jocelyne Decompoix.
L’atelier pratique rassemble une trentaine d’adultes autour de J. Decompoix, professeur de philosophie, qui intervient en atelier auprès de classes primaires depuis 2 ans. La sĂ©ance s’appuie sur un extrait du livre de Matthew Lipman, Kio et Augustine.
Chaque assistant lit une phrase du texte Ă voix haute. Il est question d’un enfant, qui a voulu monter Ă cheval bien que ne sachant pas, aidĂ© par les conseils de son amie aveugle ; la sirène d’une ambulance fait se cabrer le cheval, l’enfant tombe et se brise le bras en tombant. L’animatrice demande de choisir une question Ă discuter ensemble. Après un moment de panique oĂą chacun relit le texte pour soi (la lecture fragmentĂ©e a dĂ©tachĂ© l’attention du sens), on formule des questions par petits groupes. On vote : peut-on faire du mal en voulant faire du bien?
Un distributeur de paroles, des observateurs (qui doivent noter exemples et arguments) et des dessinateurs sont dĂ©signĂ©s. La discussion s’engage. Rapidement, une contestation surgit : comment dĂ©finir Bien et Mal ? Peut-on prĂ©tendre dĂ©finir avant d’en parler ? Mais peut-on parler de ce qu’on n’a pas dĂ©fini ? Le blocage menace ; l’animatrice propose de chercher plutĂ´t des critères. Le groupe revient au texte. Une controverse s’Ă©lève sur les critères ; des rĂ©fĂ©rences conceptuelles sont lancĂ©es. La discussion s’arrĂŞte. L’animatrice reprend les arguments et les intègre au propos avec habilitĂ© pour restaurer la fluiditĂ© des Ă©changes.
Au terme de l’exercice, la restitution des arguments met en Ă©vidence la tendance du groupe Ă se dĂ©tacher du rĂ©fĂ©rent et la difficultĂ© pour les rapporteurs Ă rendre compte des Ă©changes. Les dessinateurs produisent des images très diffĂ©rentes et inattendues.
L’animatrice propose de comparer avec le travail d’un groupe d’enfants sur le mĂŞme texte : la question est concrète : « Pourquoi Kio est-il tombĂ© de cheval? » et la discussion procède par remarques factuelles et rĂ©pĂ©titions vers la question de la responsabilitĂ©. Le cheval, d’abord accusĂ©, est disculpĂ©, puis l’ambulance, enfin l’enfant qui n’a pas pris la mesure du danger.
La comparaison Ă©claire autant les spĂ©cificitĂ©s d’un groupe d’enfants que les risques d’achoppement de la discussion en gĂ©nĂ©ral. « Il faut rĂ©ussir Ă laisser la communautĂ© aller oĂą elle doit aller, souligne Jocelyne Decompoix, sans diriger et en Ă©vitant les Ă©cueils. Le texte permet de s’attacher Ă la dimension symbolisante et de penser sans excès d’implication personnelle de type psychologique. La juste distance que nĂ©cessite l’exercice de la pensĂ©e est ainsi prĂ©servĂ©e. Les connaissances conceptuelles peuvent beaucoup aider… Ă condition de savoir les oublier ! Elles doivent se fondre dans le propos sans figer la discussion. Il faut aussi du temps de pratique pour construire des habitudes. On passe ainsi du « comment? » au « pourquoi? » et bien après seulement au « qu’est-ce ? ». Mais la progression devient rĂ©ellement perceptible au fil du temps. »
Atelier de pratique de la DVP par Michel Tozzi.
L’atelier rĂ©uni des Ă©lèves de CM2 de l’Ă©cole La Source Ă Meudon. Il leur est proposĂ© de s’interroger sur la signification d’une exclamation familière : C’est pas juste. Qu’est-ce que cela signifie? Et qu’est-ce qui pourrait bien ĂŞtre « juste »?
InvitĂ©s Ă donner des exemples, les enfants Ă©voquent des situations familières : aller se coucher plus tĂ´t qu’un aĂ®nĂ©, ne pas aller dans un chemin qu’emprunte un adulte; mais aussi des cas plus larges : certains n’ont pas Ă manger, d’autres tout ce qu’ils veulent. La question de l’arbitraire est au centre (« Pourquoi eux ont le droit et pas nous? Pourquoi eux le font? »). L’hypothèse de la prudence et de la diffĂ©rence d’âge sont Ă©voquĂ©es puis rĂ©futĂ©es : « mĂŞme quand on est petits, on est pareils sur certaines choses ». L’animateur recentre la discussion : quelle idĂ©e de la justice dĂ©duire de ces exemples ? La question du manque (ne pas avoir Ă manger) revient alors : la notion d’Ă©galitĂ© s’Ă©bauche Ă partir de la suggestion d’un « dĂ©calage » dans les exemples Ă©voquĂ©s.
L’animateur propose alors un rĂ©cit : un riche donateur voulait lĂ©guer sa fortune Ă l’Ă©cole de la Source – mais la pluie Ă effacĂ© le nom de l’Ă©cole: Ă qui donnera-t-on l’hĂ©ritage ?
La discussion s’engage sur l’hypothèse de donner Ă ceux qui ont le plus besoin, puis au Ministre de l’Éducation pour qu’il distribue aux Ă©coles qui en ont besoin, puis en parts Ă©gales entre toutes les Ă©coles. L’animateur souligne la difficultĂ© : la justice, est-ce Ă©galitĂ© ou avantage Ă ceux qui ont besoin ? Si la diffĂ©rence de rĂ©partition est faible, remarquent les enfants, les deux idĂ©es sont sauvegardĂ©es : l’inĂ©galitĂ© n’est pas injuste. L’animateur les fĂ©licite d’avoir retrouvĂ© les thĂ©ories de John Rawls…
Un enfant objecte : celui qui dĂ©pense et ne fait pas d’efforts doit-il recevoir plus ou mĂŞme autant que celui qui se donne du mal ? La discussion se replie sur la volontĂ© du donateur : faire comme il le voulait rĂ©soudrait le problème. Mais la pluie a effacĂ© le nom du bĂ©nĂ©ficiaire, rappelle l’animateur. La question du mĂ©rite s’Ă©bauche : mesurable Ă la rĂ©ussite ou Ă l’effort ? Un consensus se forme sur l’effort opposĂ© Ă la paresse. Mais « celui qui travaille avait les sous pour faire un mĂ©tier ; le paresseux, si on lui avait donnĂ© de l’argent, il aurait pas Ă©tĂ© paresseux », suggère un Ă©lève. La question des dispositions innĂ©es et acquises, des moyens nĂ©cessaires pour les dĂ©velopper est alors dĂ©battue.
Une heure s’est Ă©coulĂ©e (« DĂ©jĂ ? » s’Ă©tonne un Ă©lève). L’animateur propose le bilan : quelles difficultĂ©s, quelles contraintes pour chaque rĂ´le ? Écouter pour bien restituer et ne pas intervenir pour les Ă©coutants ; ĂŞtre attentif pour ne pas redire les mĂŞmes choses et ne pas sortir du sujet pour les Ă©coutants. L’intĂ©rĂŞt de l’atelier? « Quelquefois, on ne rĂ©flĂ©chit pas Ă ce qu’on dit quand on dit « c’est pas juste ». La philosophie, c’est savoir ce qu’on dit quand on dit quelque chose ? »
Atelier de travail : quel cursus de philosophie au cours d’une scolaritĂ©?
L’UNESCO entend contribuer au plus large dĂ©veloppement d’un apprentissage du philosopher tout au long de la scolaritĂ© (1) . Michel Tozzi propose d’ouvrir la rĂ©flexion sur les modèles et les contenus possibles d’un cursus d’enseignement tout au long de la scolaritĂ©, en partenariat avec la FĂ©dĂ©ration Internationale des SociĂ©tĂ©s de philosophie (FISP) et particulièrement Luca Maria Scarantino, directeur de la revue Diogène, du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines (CIPSH).
Les questions soulevĂ©es par un tel projet relèvent de diffĂ©rents domaines : phylogĂ©nĂ©tique (tenir compte du dĂ©veloppement de l’enfant), psychologique ( n’est-ce pas dĂ©stabilisant ?), philosophique (ce philosopher est-il philosophique?), pĂ©dagogique (quelle mĂ©thode serait la « meilleure »?), didactique ( que veut-on enseigner au juste et dans quel objectif?).
Est-il possible de commencer très tĂ´t l’apprentissage du philosopher? Et est-ce souhaitable ?
Du point de vue de la psychologie, les stades de dĂ©veloppement cognitif du modèle Piaget ne permettent pas d’attendre un raisonnement logique du jeune enfant ; mais la psychologie cognitive montre des capacitĂ©s de conceptualisation plus prĂ©coces. La pratique indique que les enfants sont capables d’expĂ©riences de pensĂ©e (sur le modèle hypothĂ©tico-dĂ©ductif) dès le CP.
Du point de vue de la philosophie, les jeunes enfants sont imprĂ©gnĂ©s de prĂ©jugĂ©s, manquent de maturitĂ©, ne disposent pas des Ă©lĂ©ments de connaissance prĂ©alables sur lesquelles rĂ©flĂ©chir. Pourtant, n’accèdent-ils pas avec le langage Ă une certaine vision du monde, une reprĂ©sentation nĂ©cessitĂ©es par les mots? Ils peuvent penser ; mais peuvent-ils philosopher ? La question renvoie Ă la dĂ©termination du concept, indĂ©cidable.
Ce sont des conceptions diffĂ©rentes de la philosophie qui font dire à Épicure qu’il n’y a pas d’âge pour commencer et Ă Platon qu’il ne faut pas espĂ©rer philosopher avant cinquante ans.
Qu’implique la notion de cursus ?
D’abord l’idĂ©e d’une progressivitĂ© : peut-on entrer progressivement ou seulement de plain-pied dans l’activitĂ© philosophique? En Italie, en Espagne et au Portugal, on Ă©tudie l’histoire de la philosophie pour conduire aux concepts. Faut-il partir du plus simple Ă la manière cartĂ©sienne ? Mais comment dĂ©terminer l’Ă©lĂ©mentaire dans des questions complexes par essence ? Peut-ĂŞtre par la nature des questions posĂ©es (commencer par l’Ă©thique plutĂ´t que par l’Ă©pistĂ©mologie, par exemple) ; ou par les processus de pensĂ©es (l’analyse avant la synthèse, de l’exemple au contre-exemple, du particulier Ă l’attribut du concept, par exemple).
Se pose aussi la question des mĂ©thodes : quelles sont les « bonnes » pratiques? Comment les Ă©valuer et les hiĂ©rarchiser ? Tout modèle est historique : relatif au contexte social dans lequel il se forme. Peut-on prĂ©tendre instaurer un modèle standard ? Ainsi la mĂ©thode Lipman et ses romans ad hoc sont-ils jugĂ©s rĂ©ducteurs d’un point de vue anthropologique et inadaptĂ©s aux cultures des pays en voie de dĂ©veloppement.
Michel Tozzi propose de distinguer au moins 5 paradigmes diffĂ©rents pour la seule pensĂ©e occidentale : le modèle historique (histoire des idĂ©es – Italie), le modèle doctrinal (le thomisme sous Franco ou le marxisme soviĂ©tique), le modèle problĂ©matisant (Ă partir d’une question, sans rĂ©fĂ©rence ni doctrine – Lipman), le modèle praxĂ©ologique (aider Ă vivre Ă partir d’une rĂ©flexion sur les valeurs – Belgique, QuĂ©bec) ou mixte (problĂ©matisant et historique – France).
PlutĂ´t qu’un standard, ce serait un modèle universel dans son esprit qu’il faudrait inventer, adaptable Ă la pluralitĂ© des cultures et garant de la libertĂ© de l’enseignant au sein mĂŞme d’une institutionnalisation. Or ce n’est qu’au vu de ses objectifs qu’une mĂ©thode prend sens. Lesquels seraient authentiquement philosophiques?
Le travail de réflexion sur ce sujet sera coordonné par Michel Tozzi et consultable sur le site www.philolab.fr, rubrique « Chantiers de travail ».