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Pour Sébastien Rome le nouvel enseignement de la morale laïque est « une réelle avancée » mais pose aussi des défis à l’école : former les maitres, évaluer, trouver le temps et aussi se débarrasser de l’illusion qu’on va noyer les problèmes de gestion des élèves dans une bain de morale…

Je perçois cette annonce d’instauration d’une morale laïque sous plusieurs aspects. Ma formation philosophique et ma pratique des ateliers philo en classes élémentaires me font percevoir ce nouveau moment de classe comme une réelle avancée pour l’école. Si l’exigence de neutralité est respectée, et elle doit l’être au maximum, et si cette morale n’est ni antireligieuse, ni une religion d’État, on ne pourra alors faire cours de morale laïque sans se passer des expériences des ateliers philo. Il a été annoncé qu’il y aurait des « études de cas ». J’y vois là, par exemple, l’étude de dilemmes moraux tels que, « peut-on voler un médicament très cher si l’on est pauvre pour soigner son enfant ? », qui mettent en jeu les valeurs, les font débattre et émerger dans l’esprit des élèves. La littérature pédagogique belge et québécoise, pour rester dans la sphère francophone, est déjà importante sur ces sujets. Ce genre de méthode, où l’on débat des valeurs, existe depuis longtemps dans ces pays dans les écoles de ces pays.

Mais si « la morale laïque est un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité » (cf. le Monde.fr), la formation des enseignants, de tous les enseignants, est un défi redoutable. En effet, comment faire débattre des valeurs les enfants si soi-même, comme personne et comme enseignant, nous ne sommes pas au clair avec nos propres valeurs ? Quand Max Weber évoque la neutralité du sociologue, il la limite au fait que celui-ci doit connaître « les démons » (les valeurs) qui le guident. Le risque est grand de tomber dans le prêchi-prêcha guimauve quand les enfants poseront les bonnes questions, celles qui mettent les valeurs en tension. Les réponses toutes faites des enseignants surgiront inévitablement et d’autant plus rapidement qu’ils seront moins bien préparés à manipuler ces objets délicats que sont les valeurs. Ces bonnes questions arriveront dans toutes les classes, car c’est la logique de l’exercice de travail sur les valeurs. Et peut-on faire travailler les élèves sur les valeurs, si on réprime ces bonnes questions par des réponses toutes faites ? Tenir une position le plus neutre possible, une neutralité totale n’est pas possible, sera une vraie gageure. Les Droits de l’Homme sont le socle, certes, mais aussi la limite de l’exercice.

Mais le ministre peut s’appuyer sur une ressource importante : ce genre de questions touchent profondément les enfants et les passionnent… tout comme beaucoup d’adultes. Une formation au débat philosophique, et de bons outils pédagogiques (tout simplement de courts livres traitant philosophiquement des sujets au programme) donneront envie à beaucoup d’enseignants de faire ce type de cours. Ceux qui resteront rétifs ne feront rien et ce sera peut-être mieux pour les élèves…

En tant qu’enseignant, la question de l’horaire me saute à l’esprit : sur quel temps va-t-on faire cela ? C’est un peu le retour de l’heure de débat qui avait été inscrite dans les programmes de 2002, mais à l’époque, il y avait 26 h de classe… Personnellement, je ne parviens pas, à l’heure actuelle, à faire régulièrement des ateliers philo dans ma classe. La question de la place de cette « nouveauté » dans l’ensemble des programmes est donc un autre défi pour que cela se fasse vraiment chaque semaine.

L’autre difficulté sera l’évaluation de cette discipline. Si l’on s’en tient à des discussions collectives, il est impossible d’évaluer les élèves sérieusement. Comment peut-on à la fois tenir la discussion et être en retrait pour évaluer ses élèves ? C’est une chose impossible sans un deuxième adulte ou une caméra. Une façon de faire peut être de faire écrire les élèves (quand ils peuvent) dans un premier temps sur le sujet, puis de les faire débattre, et enfin de revenir au sujet par écrit pour voir s’ils ont pu intégrer ce qui a été dit et s’ils s’essaient d’argumenter. Mais c’est un peu réintroduire l’exercice de dissertation dès le plus jeune âge. Peut-être est-ce que cela permettra d’augmenter les notes en philo en classe terminale ? Plus sérieusement, il faudra donc un gros travail de recherche pédagogique pour mettre à la portée de tous les enseignants ce type de situation où il faudra juger les capacités des élèves à mettre en jeu des valeurs.

Enfin, on pense toujours que l’enseignement de la morale, ici laïque, va nous sauver des comportements « déviants » dans les classes. On doit se préserver de cette illusion. L’histoire nous enseigne tous les jours que les morales les plus douces peuvent justifier des tueries. Plus quotidiennement, les enfants violents le sont généralement pour des raisons qui n’ont rien à voir avec un « défaut » de connaissance des valeurs de la République. Dans bien des cas, cela pourrait avoir un effet inverse que celui qui est recherché : une demande plus exigeante des enfants envers les adultes. Dans ces situations pédagogiques, l’autorité ne peut plus se fonder sur des principes « naturels » ou « institutionnels » qui tombent d’en haut. Parler du respect impliquera tout le monde, l’enseignant y compris. Libérer la parole des enfants ne doit pas faire peur, mais il faut des adultes solides en face et toujours bienveillants envers leurs élèves. Peut-être est-ce là la vraie ambition de Peillon, augmenter l’exigence de bienveillance des enseignants envers les élèves ?

Il y a aussi, je pense, des raisons politiques, mais cela est une autre histoire…

Sébastien Rome

Le blog de S Rome